Geo Barents : « Le seul moyen de fuir la Libye, c'est la mer. Il n'y a pas d'autres options. »

Un migrant prie seul sur le pont arrière du Geo Barents, aux premières heures de la journée. Mer Méditerranée centrale.
Un migrant prie seul sur le pont arrière du Geo Barents, aux premières heures de la journée. Mer Méditerranée centrale. 8 mars 2022. © Kenny Karpov

Des milliers de migrants, demandeurs d'asile et réfugiés, continuent de risquer leur vie en tentant de trouver la sécurité en Europe. Ils fuient l'extrême pauvreté, le manque de services de base et d'éducation, l'insécurité et les persécutions dans leur pays d'origine. Depuis le début de l'année, le navire de recherche et de sauvetage de MSF, le Geo Barents, a secouru 550 femmes, hommes et enfants lors de deux missions en Méditerranée centrale. Trois d'entre eux ont accepté de partager leur histoire.

Selon l'Organisation Mondiale pour les Migrations (OIM), près de 300 personnes sont mortes ou disparues en tentant de traverser la mer Méditerranée depuis le début de l'année 2022. Celles et ceux qui survivent racontent des voyages terrifiants à travers la Libye. À leur arrivée dans le pays, les migrants et les demandeurs d'asile sont pris dans une spirale d'abus, de violence et d'exploitation, tant dans les zones urbaines que dans les centres de détention, où même les services de base leur sont refusés.

Ils doivent ensuite faire l'expérience traumatisante de la traversée de la Méditerranée centrale. Une véritable épreuve qu'ils doivent le plus souvent affronter plusieurs fois : lorsque les bateaux qui les transportent sont interceptés par les garde-côtes libyens parrainés par l'Union européenne, ils sont pour la plupart renvoyés de force en Libye et détenus arbitrairement dans des centres de détention, où ils sont soumis aux mêmes abus.

Nayah

Nayah, 32 ans, originaire du Cameroun, a tenté de traverser la Méditerranée avec ses deux filles avant d'être secourue par le Geo Barents en mars 2022.
 © Kenny Karpov
Nayah, 32 ans, originaire du Cameroun, a tenté de traverser la Méditerranée avec ses deux filles avant d'être secourue par le Geo Barents en mars 2022. © Kenny Karpov

« J'ai quitté le Cameroun en juin 2016 pour pouvoir offrir à ma fille Chloé les soins dont elle a besoin. Après un mois de voyage à parcourir le Nigeria et le Niger,  on a atteint l'Algérie où j'ai dû travailler pour gagner suffisamment d'argent pour continuer. Au bout de deux ans, on a pu repartir. Direction : le Maroc. Mais nous avons été arrêtés par la police à la frontière. Trois hommes ont été violemment battus et tués devant nous. Et ils m'ont battue. Ils n'arrêtaient pas de me frapper avec un fouet. Et ils ont pris tout ce que j'avais, argent et papiers. 

Après avoir été libérées, nous avons décidé de retourner en Algérie. J'ai passé les trois années suivantes à travailler pour économiser et poursuivre notre route. Cette fois-ci, nous sommes passées par un autre chemin : la Libye. Lorsque j'ai quitté l'Algérie, j'ai appris que j'étais enceinte. J'ai passé l'année suivante en Libye. Après l'accouchement, un passeur nous a installées dans une maison avec de nombreuses femmes. On devait rester à l'intérieur et ne jamais sortir. 

Une nuit, on nous a emmenés près de la côte. Je pouvais voir l'eau. On nous a tous cloîtrés dans une toute petite cabane en bord de mer. J'avais peur. Il y avait beaucoup de gens à l'intérieur. Nous sommes restés ici pendant deux semaines. 

En embarquant sur le bateau, j'étais si confuse. Je ne savais pas si je devais m'asseoir ou rester debout. Je tenais mon nouveau-né dans mes bras tandis que Chloé était entre mes jambes. Je n'arrivais pas à la protéger suffisamment. On était très serrés. Beaucoup de gens bougeaient et criaient. Si j'ai entrepris tout cela, c'est pour elle. Pour qu'elle puisse être soignée. » 

Aliou

Aliou, 18 ans, est originaire du Sénégal. Il a été secouru par le navire de recherche et de sauvetage de MSF, le Geo Barents, en Méditerranée centrale en mars 2022.
 © Kenny Karpov
Aliou, 18 ans, est originaire du Sénégal. Il a été secouru par le navire de recherche et de sauvetage de MSF, le Geo Barents, en Méditerranée centrale en mars 2022. © Kenny Karpov

« J'avais très peur de partir. Je connais des gens qui sont morts sur la route ou en Libye. 

J'ai d'abord passé un an en Algérie. Lorsque j'ai eu assez d'argent, j'ai contacté un passeur qui m'a parlé de la possibilité de traverser le Sahara. Mais j'avais entendu des histoires horribles d'amis qui l'avaient fait. Ils parlaient d'enterrer des cadavres et d'être bloqués pendant des jours sans eau ni nourriture. J'avais peur de mourir là-bas. 

Nous étions une vingtaine de personnes dans un camion, avec le même objectif : atteindre la Libye et traverser la mer. Le voyage a été très long. Le camion est tombé en panne à plusieurs reprises et nous avons manqué de nourriture au bout de quelques heures de route. Mais nous sommes finalement arrivés en Libye. 

Il m'a fallu un mois pour trouver du travail. J'ai économisé quelques semaines pour pouvoir payer mon voyage en mer. Il y avait beaucoup de gens sur la côte qui attendaient d'embarquer. C'était effrayant. Il faisait nuit. Nous avons pris la mer et quelques heures plus tard, à l'aube, nous avons été rattrapés par les garde-côtes libyens. 

De retour en Libye, nous avons été mis en prison. C'était dur. J'ai été battu. Tout le monde a été battu. Les conditions étaient terribles. Chaque jour, je pensais que j'allais mourir là. 

Le seul moyen de fuir ce pays, c'est la mer. Il n'y a pas d'autres options. »

Bakary

Bakary, 20 ans, est originaire de Côte d'Ivoire et a été secouru par le Geo Barents en Méditerranée centrale en mars 2022.
 © Kenny Karpov
Bakary, 20 ans, est originaire de Côte d'Ivoire et a été secouru par le Geo Barents en Méditerranée centrale en mars 2022. © Kenny Karpov

« J'ai fui la Côte d'Ivoire avant les élections de 2020, dans un contexte de tensions politiques croissantes et de craintes d'une nouvelle guerre civile. J'avais même peur de sortir dans la rue pour aller travailler ou voir des amis. Tout le monde avait peur. 

J'ai fui avec un de mes amis pour l'Europe. En entrant en Libye, nous avons été immédiatement arrêtés et jetés en prison. J'y ai passé un an. Une fois libéré, je me suis caché à Zawiyah et Bani Walid*. Je ne sortais pas beaucoup. J'avais peur d'être kidnappé ou envoyé en prison sans raison, même d'être tué. 

La première fois que j'ai essayé de fuir en traversant la mer, notre bateau est tombé en panne de carburant et nous avons été ramenés en Libye par les garde-côtes. Ils ont déchiré nos affaires et nos passeports. Le mien aussi. 

Pendant tout le temps passé en prison, les gens appelaient à l'aide. En vain. On nous disait de nous taire et de ne pas parler entre nous. Les gens étaient affamés. On nous donnait des petits morceaux de pain rassis une fois par jour. Ces quatre murs sont devenus ma vie. Dieu merci, c'est fini. »

 

*Villes situées en Libye

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