Aquarius : récit d’un sauvetage et d’une semaine sous tension

Les équipes de Médecins Sans Frontières présentes à bord de l'Aquarius offrent des soins de santé aux rescapés secours lors d'opérations de recherche et de sauvetage. François-Xavier Daoudal traite ici une brûlure. 2018. Méditerranée.
Les équipes de Médecins Sans Frontières, présentes à bord de l'Aquarius, offrent des soins de santé aux rescapés secourus lors d'opérations de recherche et de sauvetage. François-Xavier Daoudal traite ici une brûlure.  © Kenny Karpov/SOS MEDITERRANEE

François-Xavier Daoudal est infirmier chez Médecins Sans Frontières. Il a passé plus d’une semaine en mer Méditerranée à bord de l’Aquarius, lorsque celui-ci a été interdit d’accoster en Italie puis obligé de se détourner vers le port de Valence en Espagne.

Il détaille, sous la forme d’un journal de bord, la semaine éprouvante qu’ont vécue les rescapés présents à bord et les équipes de l’Aquarius, depuis le sauvetage de plus de 200 personnes en mer jusqu’à leur débarquement en Espagne.

9 juin : le double-sauvetage

Nous sommes dans les eaux internationales au large de la Libye quand le Centre de coordination des secours maritimes italien (IMRCC) de Rome nous demande d’aller à la rencontre de deux embarcations en détresse. Nous arrivons sur la zone au coucher du soleil.

Le sauvetage de la première embarcation est particulièrement complexe et chaotique : son plancher se brise alors que nous sommes en train de procéder au sauvetage de la centaine de personnes à bord. Une quarantaine de migrants se sont retrouvés à l’eau et deux hommes - nous le réaliserons bien plus tard - se sont noyés.

229 personnes ont pu être secourues en l’espace de quatre heures et ont été ramenées sur l’Aquarius. Ceux qui viennent de l’embarcation qui prenait l’eau sont en état de choc pour la plupart, certains s’effondrent en arrivant sur le pont. Deux personnes doivent être réanimées. Dans leur embarcation, ils n’auraient pas tenu jusqu’au petit matin.

Opération de recherche et de sauvetage en Méditerranée à bord de l'Aquarius le 9 juin 2018. Le sauvetage de 2 bateaux pneumatiques est devenu critique lorsque l'un deux s'est déchiré, laissant 40 personnes à l'eau en pleine nuit. 
 © Kenny Karpov/SOS MEDITERRANEE
Opération de recherche et de sauvetage en Méditerranée à bord de l'Aquarius le 9 juin 2018. Le sauvetage de 2 bateaux pneumatiques est devenu critique lorsque l'un deux s'est déchiré, laissant 40 personnes à l'eau en pleine nuit.  © Kenny Karpov/SOS MEDITERRANEE

La première chose que nous devons faire quand nous les récupérons sur le bateau, c’est les sentir pour identifier ceux qui sont couverts d’essence et les envoyer prendre une douche. Même s’ils sont épuisés et transis de froid, c’est un passage obligé pour tenter de stopper la brûlure chimique en cours, à cause du mélange d’essence et d’eau salée dans lequel ils ont pataugé plusieurs heures.

Les équipes de Médecins Sans Frontières, présentes à bord de l'Aquarius, offrent des soins de santé aux rescapés secourus lors d'opérations de recherche et de sauvetage.
 © Kenny Karpov/SOS MEDITERRANEE
Les équipes de Médecins Sans Frontières, présentes à bord de l'Aquarius, offrent des soins de santé aux rescapés secourus lors d'opérations de recherche et de sauvetage. © Kenny Karpov/SOS MEDITERRANEE

10 - 11 juin : l’incertitude

En plus des 229 personnes secourues, l’Aquarius a aussi accueilli plus de 400 autres migrants dans la nuit du 9 au 10 juin, transférés par 3 bateaux de la marine italienne ainsi que par un navire commercial. Nous sommes donc plus de 600 à bord quand nous apprenons que l’Italie nous refuse l’accès à ses ports.

L’Aquarius est équipé pour accueillir 500 personnes dans une limite de 48 heures. Les rescapés ont occupé tous les espaces du bateau, entassés les uns sur les autres, avec un accès réduit aux latrines.

629 rescapés étaient présents à bord de l'Aquarius, navire de recherche et de sauvetage affrété par SOS MEDITERRANEE en partenariat avec Médecins Sans Frontières, avant le transfert de 523 d'entre eux vers des navires italiens. 10 juin 2018.
629 rescapés étaient présents à bord de l'Aquarius, navire de recherche et de sauvetage affrété par SOS MEDITERRANEE en partenariat avec Médecins Sans Frontières, avant le transfert de 523 d'entre eux vers des navires italiens. 10 juin 2018.

À la promiscuité s’ajoute une énorme nervosité. Nous avons eu les côtes en vue à plusieurs reprises, mais nous finissons par stagner en pleine mer, à mi-chemin entre Malte et l’Italie. Nous faisons des ronds dans l’eau et les rescapés comprennent qu’il y a un problème.

Nous sommes obligés de leur dire que nous ne connaissons pas encore notre destination finale. Leur crainte principale était un retour à la case départ. La confiance n’est pas encore installée entre nous. Nous essayons de les rassurer pendant 48 heures en leur disant que notre destination sera un port sûr, nous leur montrons notre position sur des cartes et leur expliquons qu’en aucun cas ils ne seront renvoyés en Libye.

De nombreux réfugiés ont enduré des niveaux extrêmement alarmants de violence en Libye, notamment durant leur voyage depuis leur pays d'origine.
 © Kenny Karpov/SOS MEDITERRANEE
De nombreux réfugiés ont enduré des niveaux extrêmement alarmants de violence en Libye, notamment durant leur voyage depuis leur pays d'origine. © Kenny Karpov/SOS MEDITERRANEE

Le 12 juin : l’Aquarius détourné vers l’Espagne

L’Espagne propose finalement de nous accueillir dans le port de Valence. Il se trouve à 1300 km de notre position. Il nous faudra encore plusieurs jours de navigation. L’Aquarius n’est pas un navire de transport, et le seul moyen de parcourir cette distance est de transférer des passagers dans des navires de la marine italienne qui feront route avec nous vers Valence. Plus de 500 rescapés sont transbordés dans deux navires italiens. 106 restent avec nous, les blessés et les plus vulnérables : 51 femmes, 45 hommes et 10 enfants.

Opération de transfert de rescapés depuis l'Aquarius vers deux navires italiens. 
 © Kenny Karpov/SOS MEDITERRANEE
Opération de transfert de rescapés depuis l'Aquarius vers deux navires italiens.  © Kenny Karpov/SOS MEDITERRANEE

Nous transmettons aux rescapés, ceux qui restent avec nous et ceux qui seront transférés, une bonne nouvelle : nous serons bien reçus dans un port sûr. Nous reprenons la navigation avec un nouveau cap. L’équipage sait que le voyage sera long et pénible, mais les rescapés ne le réalisent pas encore.

13 juin : la tempête

Nous avons été ravitaillés, et tout le monde peut reprendre des forces. Répit de courte durée car la météo se dégrade. Les vagues grossissent et atteignent 4 mètres de haut. Nous sommes obligés de rassembler tout le monde à l’intérieur. Les rescapés sont entassés en chiens de fusil, beaucoup de personnes sont malades, y compris parmi le personnel de MSF.

Malgré la tempête, nous devons continuer les soins médicaux et infirmiers. Je m’occupe essentiellement des pansements des personnes victimes de brûlures, dans des conditions épiques : le navire tangue fort, le matériel roule de gauche à droite, je dois garder mon équilibre, interrompre le soin pour donner une bassine à un patient qui vomit... Il faut s’y reprendre à plusieurs reprises et faire un pansement prend deux fois plus longtemps que d’habitude.

 

Les conditions météorologiques en Méditerranée se sont détériorées pendant la nuit et l'équipe de MSF sur l'Aquarius traite de nombreux cas de mal de mer.
 © Lauren King/MSF
Les conditions météorologiques en Méditerranée se sont détériorées pendant la nuit et l'équipe de MSF sur l'Aquarius traite de nombreux cas de mal de mer. © Lauren King/MSF

L’IMRCC décide de nous faire changer de chemin, nous longeons la côte orientale de la Sardaigne pour être protégés. Le soir nous arrivons près des côtes corses. Mais au lieu d’accoster à Bonifacio, ou même à Marseille, qui auraient été plus proches, nous sommes obligés de poursuivre cette traversée absurde de la Méditerranée, avec à bord des gens qui reviennent de l’enfer.

14 juin : les récits d’horreur

Jamais dans d’autres missions je n’ai passé autant de temps avec les patients. Ils viennent se faire soigner dans la clinique, mais ils ont également besoin de raconter leur histoire. Nous avons établi une relation de confiance.

En les entendant, nous nous rendons compte que l’épreuve pour eux, ce n’est pas cette traversée mais tout ce qui a précédé. Une épopée de plusieurs mois, voire de plusieurs années, après avoir quitté leur foyer. Pour presque tous ces rescapés, le récit se divise en trois épisodes, trois épreuves, à commencer par la traversée du désert.

C’est un périple de plusieurs jours dans des pick-ups surchargés, avec des rations d’eau limitées. Le désert, expliquent-ils, est jonché de cadavres recouverts par le sable. Certains terminent le trajet en buvant leur propre urine.

Mer Méditerranée, juin 2018. 
Mer Méditerranée, juin 2018. 

Puis, l’épreuve suivante, c’est l’arrivée en Libye. Ils y passent plusieurs semaines, plusieurs mois ou plusieurs années pour les plus malchanceux. Soit ils sont emprisonnés et torturés par des réseaux qui tentent d’obtenir une rançon de leur famille, soit ils sont exploités.

Ce que nous entendons sur la Libye dépasse l’entendement. La traite et l’exploitation des migrants se fait de façon industrielle. Les techniques sont éprouvées : les migrants subsahariens sont affamés, assoiffés, torturés. Sur le bateau ils n’hésitent pas à nous montrer les traces des violences qu’ils ont subies.

Un des pires supplices est celui qui consiste à être frappé sur la plante des pieds. « Ça fait mal jusque dans la tête », nous expliquent-ils. Près de la moitié des hommes du bateau nous disent aussi avoir été victimes ou témoins de violences sexuelles. Nous avons compris que c’était une technique très répandue en Libye, pour obtenir la soumission totale des détenus.

Des rescapés se reposent à bord de l'Aquarius, lors de son voyage jusqu'au port de Valence.
 © Kenny Karpov/SOS MEDITERRANEE
Des rescapés se reposent à bord de l'Aquarius, lors de son voyage jusqu'au port de Valence. © Kenny Karpov/SOS MEDITERRANEE

L’ultime épreuve, pour ceux qui ont survécu aux précédentes, est celle de la mer. Chaque migrant doit payer 1 500 dinars libyens (900 euros, NDLR) pour embarquer avec une centaine d’autres personnes sur un rafiot de fortune. Les passeurs donnent alors aux migrants des gilets de sauvetage, en toile de parachute et en mousse, avec un mauvais niveau de flottaison.

17 juin : Valence

La veille de notre arrivée, les rescapés veulent nous remercier avec un gospel, des chants et des prières. Nous approchons des côtes espagnoles au petit matin, puis c’est l’entrée dans le port de Valence, la fin de cette épopée inutile. Nous, l’équipage, sommes soulagés mais aussi en colère. Le gouvernement italien, et les pays européens, ont joué avec la vie de personnes vulnérables et traumatisées.

Mon expérience humanitaire était jusque-là liée à des conflits armés. Des atrocités à MSF, nous en avons vues avant. Mais les histoires des migrants s’étirent dans le temps. Ces situations extrêmes durent des mois ou des années, c’est inimaginable. Tous nous disent qu’ils préfèrent encore se jeter à l’eau que de retourner en Libye. Tout ce que nous voulons maintenant c’est retourner sur la zone de sauvetage. Secourir ces personnes est le devoir de tous.

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