Procès de Trapani : après l’abandon des poursuites, il faut « arrêter de criminaliser la solidarité »

Vue du Geo Barents lors d'une opération de sauvetage en octobre 2022
Vue du Geo Barents lors d'une opération de sauvetage en octobre 2022 © MSF/Candida Lobes

Ancien chef de mission pour les opérations de sauvetage en mer à Médecins Sans Frontières, Tommaso Fabbri fait partie des 21 personnes qui ont été accusées par la justice italienne « d’aide et d’incitation à l’entrée irrégulière » de 2016 à 2017. Alors que toutes les charges ont été abandonnées comme l’a annoncé le tribunal de Trapani en Sicile le 19 avril, il revient sur cette affaire judiciaire qu’il aura endurée pendant sept ans.  

« Je me souviens parfaitement de cette nuit-là. Nous étions au milieu de la Méditerranée. On ne voyait rien. Le ciel et la mer formaient une seule et même toile noire. Et puis, dans l'obscurité, nous les avons vus. Ils étaient une centaine entassée sur un canot pneumatique, prévu pour 20 personnes. Certains passagers avaient déjà été emportés par-dessus bord et s'accrochaient aux gonfleurs du pneumatique. Un peu plus loin derrière, un autre bateau émergeait, puis encore un autre.  

C'était en 2016, je faisais partie de l’équipe médicale humanitaire à bord d'un navire de recherche et de sauvetage de MSF. Nous avions reçu un appel de détresse du Centre de coordination et de sauvetage maritime italien, nous demandant d'apporter assistance à plusieurs bateaux. Le lendemain matin, à 11 heures, nous avions secouru plus de 1 100 personnes.   

Cette expérience reste ancrée dans ma mémoire : l’interminable attente pendant que nous cherchions les bateaux à la dérive, la montée d'adrénaline pendant le sauvetage, l'efficacité dont a fait preuve toute l’équipe dès que les survivants ont été hissés à bord, évaluant leur état de santé et prodiguant les premiers soins.  

Après chaque sauvetage, nous avions l’habitude de discuter avec les survivants et survivantes et d’écouter leur récit : les horreurs endurées en Libye, la terreur de prendre la mer avec des bateaux défectueux, et la lueur d'espoir de rejoindre un endroit où la vie sera meilleure.  

Sur le pont du Geo Barents après plusieurs sauvetages en mer Méditerranée centrale, le 18 mars 2024. 
 © MSF/Stefan Pejovic
Sur le pont du Geo Barents après plusieurs sauvetages en mer Méditerranée centrale, le 18 mars 2024.  © MSF/Stefan Pejovic

Je travaille dans l'humanitaire depuis 2005. J'ai commencé chez MSF en tant que pharmacien avant d'occuper différents postes, dont celui de coordinateur des urgences dans plusieurs pays. Lorsque j'ai regardé le pont rempli de 1 100 personnes, dont la plupart souffraient de déshydratation, de brûlures de carburant et de cicatrices de torture mais qui étaient toutes soulagées d'avoir été secourues et d'être en vie, j'ai su que j'étais exactement là où je devais d'être.  

L’appel inattendu 

Des années plus tard, en 2021, alors que je gérais des programmes de prise en charge de la covid-19 pour des personnes âgées vulnérables, j'ai reçu un appel inattendu. La police me recherchait. J'ai eu l'impression que le monde avait basculé. Je faisais l'objet d'une enquête pour ma participation à des opérations de recherche et de sauvetage, notamment à bord du navire de MSF, le Vos Prudence, en 2017.  

À l'époque, le gouvernement italien, les partis politiques et les représentants institutionnels avaient injustement accusé les ONG d'aider et d'encourager l'immigration illégale en Méditerranée. Mais je n'avais jamais imaginé que je serais un jour accusé d'avoir fait mon travail. J'ai rapidement appris que je n'étais pas le seul. Le procès intenté par les autorités italiennes mettait également en cause des membres de deux autres ONG. Chacun d'entre nous risquait alors jusqu'à 20 ans de prison.  

Malgré la menace, j'ai essayé de rester calme. Je n'étais pas inquiet ni pour moi ni pour MSF. J'étais convaincu que nous avions toujours travaillé dans un souci de transparence et de coordination avec les garde-côtes italiens, la gendarmerie et les autorités. En revanche, il m'a été plus difficile de me défaire de mes inquiétudes quant aux implications plus larges de cette affaire, à savoir l'impact potentiel sur les opérations de recherche et de sauvetage en cours et, plus important encore, ce que cela signifierait pour les personnes qui ont besoin de sécurité et de protection.  

Quarante séances au tribunal 

Je ne savais pas trop à quoi m'attendre, mais l'affaire a commencé par une audience préliminaire visant à déterminer si le gouvernement italien disposait de suffisamment de preuves pour engager des poursuites. L'audience s'est déroulée sur 40 séances au tribunal, étalées sur deux ans. J'ai témoigné lors de l'une de ces séances.  

Tout au long de ces sept années, nous avons porté le fardeau de ces accusations. J'ai continué à travailler à Médecins Sans Frontières sur des projets en Inde, en Bolivie, au Mexique, et sur des projets en lien avec la Covid-19 en Italie et en France. Le mois dernier, je suis revenu d'une mission en tant que chef de nos opérations à Gaza.  

Aujourd'hui, les poursuites engagées contre moi et les autres travailleurs humanitaires ont été abandonnées. Cependant, au cours des sept années qui ont été nécessaires pour parvenir à ce jugement, le gouvernement italien a investi d'énormes ressources dans des politiques qui ont eu des conséquences tragiques. 

En 2023, l'Organisation internationale pour les migrations a indiqué que 3 105 personnes étaient mortes ou portées disparues lors de la traversée de la Méditerranée. C'est plus de vies perdues en Méditerranée que pour toute autre année depuis que ces allégations ont été formulées pour la première fois.  

Malgré les défis posés par cette affaire et les nombreux autres obstacles, les équipes de MSF n'ont pas cessé leur travail de recherche et de sauvetage en Méditerranée. Sauver des vies n'est pas un crime, c'est une obligation morale et légale, un acte fondamental d'humanité. J'espère que l'issue de cette affaire permettra de faire passer un message fort et clair aux gouvernements : arrêtez de criminaliser la solidarité. » 

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