Afghanistan : « Il faut que l’on continue de négocier notre espace humanitaire »

Une enfant souffrant d'une infection respiratoire, avec sa mère, dans l'hôpital MSF de Lashkar Gah. Afghanistan. 2021.
Une enfant souffrant d'une infection respiratoire, avec sa mère, dans l'hôpital MSF de Lashkar Gah. Afghanistan. 2020.   © Andrew Quilty

Le 15 août 2021, les talibans ont repris Kaboul, qu’ils avaient quittée 20 ans plus tôt, après avoir été chassés par une coalition internationale menée par les États-Unis. Les équipes de Médecins Sans Frontières, qui travaillent depuis 1980 dans le pays, ont réussi à maintenir leurs activités malgré les combats et le changement de régime. Toutefois, la situation reste fragile tant sur le plan sécuritaire que sanitaire. Le point sur la situation et les perspectives opérationnelles de MSF avec Sarah Chateau, responsable de programme pour l’Afghanistan.

Assiste-t-on à un effondrement du système de santé depuis la prise de pouvoir des talibans ?

Malgré la phase de stabilisation qui a suivi la fin de combats, l’accès aux soins, qui était déjà difficile, s’est grandement compliqué. MSF alerte depuis des années sur la faiblesse du système de santé. Avec la suspension des financements par les bailleurs de fonds et le gel des avoirs de la Banque centrale d’Afghanistan par les États-Unis depuis l’arrivée des talibans, ce système risque en effet de s’effondrer.

Dans les villes où nous travaillons, il est évident que les besoins sont immenses. Dans le centre nutritionnel d’Hérat, nous avons trois fois plus de patients que de lits. Aux urgences de l’hôpital à Lashkar Gah, la capitale de la province du Helmand, nous constatons une augmentation importante du nombre de patients dans nos structures médicales, probablement due à de nombreux facteurs. La fin des combats permet à la population de circuler plus facilement et de revenir dans les structures de santé, dont beaucoup d'ailleurs sont fermées, soit pour des raisons financières, soit à cause de la phase de conflit aigu de ces derniers  mois. Cela a entraîné un report sur celles restées ouvertes. Néanmoins, il est encore difficile de comprendre tous les éléments qui concourent à cette augmentation.

Des pédiatres examinent un bébé dans l'unité de soins intensifs néonatals de l'hôpital de Boost à Lashkar Gah. Afghanistan. 2020. 
 © Andrew Quilty
Des pédiatres examinent un bébé dans l'unité de soins intensifs néonatals de l'hôpital de Boost à Lashkar Gah. Afghanistan. 2020.  © Andrew Quilty

La récente décision de certains pays donateurs de revenir sur leurs propos et d'engager un milliard de dollars pour le pays est évidemment une bonne nouvelle, même si tout n’est pas clair. S’agit-il de nouveaux financements ou d’une confirmation des engagements précédents ? Et quelles seront les conditions liées à la mise à disposition effective de l’argent ? Si, d’un côté, il est évident que cette aide financière est urgente et nécessaire, de l’autre, elle devrait être assortie de garanties de la part des nouvelles autorités en matière d’utilisation. Il est important que les activités médicales puissent se poursuivre sans contraintes et sans restriction d’accès pour toute la population, quels que soient le genre et l’ethnie des personnes qui ont besoin de soins.

Les équipes MSF ont maintenu leurs activités dans l’ensemble de leurs projets.  Quelles adaptations ont été nécessaires dans ce nouveau contexte ?

Nos équipes ont rapidement pris contact avec les autorités locales dans toutes les régions d’intervention, et nous avons rencontré les talibans. Le représentant de MSF à Kaboul a maintenu et renforce le dialogue déjà en place au niveau central. On peut en effet travailler dans des conditions comparables à celles qui prévalaient avant le changement d’autorités. Le nouveau gouvernement a pour l’instant affirmé sa volonté de voir les acteurs de santé maintenir leur activité.

Il reste à voir comment les autorités arriveront à reprendre la gestion du système de santé dans des délais raisonnables. Ce sont des inquiétudes naturelles en ce moment. 

MSF était déjà présente en 1996, et certaines contraintes nous avaient été imposées à cette époque, comme l’accompagnement du personnel féminin pour venir travailler ou la séparation des soignants par genre dans les services. Il faut donc que l’on reste vigilant et que l’on continue de négocier notre espace humanitaire, comme le font nos équipes sur chacun de nos terrains d’intervention. À ce jour, nous ne savons pas ce qui pourrait nous être imposé.

Une pédiatre MSF examine un nourrisson dans l'unité de soins intensifs néotanals de l'hôpital de Boost à Lashkar Gah. Afghanistan. 2020.

 
 © Andrew Quilty
Une pédiatre MSF examine un nourrisson dans l'unité de soins intensifs néotanals de l'hôpital de Boost à Lashkar Gah. Afghanistan. 2020.   © Andrew Quilty

Par ailleurs, même si la situation sécuritaire s’est améliorée du fait de la fin des combats, certains risques demeurent. On ne peut pas oublier l’attaque contre la maternité soutenue par MSF à Kaboul en mai 2020, ni celle contre l’aéroport de la ville, très récemment, qui nous rappelle la forte présence de l’État islamique dans le pays. Nous avons parfois des problèmes pour assurer les mouvements du personnel dans le pays. Notre analyse du contexte et de la sécurité se poursuit donc au jour le jour, avec la nécessité de revoir nos protocoles en fonction de la situation, et d’une très forte flexibilité de nos collègues sur le terrain. Sans ce travail d’analyse, nous ne pourrions pas maintenir nos opérations comme nous avons pu le faire jusqu’à présent.

Quelle est la situation concernant nos collègues afghans actuels et anciens, compte tenu de leurs inquiétudes concernant la sécurité et leur volonté, pour certains, de quitter le pays ?

Beaucoup de nos collègues, pour différentes raisons et de différentes façons, ont manifesté leurs craintes : persécutions par les talibans ou difficultés à vivre sous ce nouveau régime. Ces peurs sont parfois liées à leurs liens familiaux, leurs groupes d’appartenance, leurs expériences professionnelles passées, leur militantisme en dehors de MSF, mais aussi aux postes qu’ils ont occupés chez MSF. Nous prenons leurs préoccupations à cœur, évidemment, mais cela doit être étudié au cas par cas, car de nombreux facteurs rentrent en compte. Par exemple, certains de nos anciens salariés ont vécu des événements tragiques, comme l’attaque sur la maternité de Dacht-e-Barchi en mai 2020. Beaucoup d’entre eux appartiennent à l’ethnie hazara, historiquement discriminée et victime de violences par l’État islamique ou les talibans eux-mêmes. On peut dès lors comprendre que, malgré les engagements pris par les talibans et leur souhait affiché de les respecter, ces collègues ou anciens collègues vivent avec angoisse ce retour au pouvoir.

Notre équipe sur place a pris du temps pour rencontrer les gens et les écouter. Une équipe a été mise en place pour traiter toutes ces demandes, les étudier une par une et apporter les réponses les plus adaptées. Avec la fin du pont aérien américain, une autre phase s’est ouverte, lors de laquelle le soutien que MSF pourrait apporter reste à déterminer. Nous savons aussi que certains collègues afghans sont arrivés en Europe par leurs propres moyens, qu’il y aura des dizaines de milliers de personnes massées à l’un des points de passage avec le Pakistan, que les vols civils reprennent timidement… Les perspectives ne sont pas claires pour les Afghans qui voudront partir, et le rôle que nous pourrons jouer là-dedans.

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