Libéria - Le regard d'un photographe...

Pharmacien de formation, Didier Lefevre assume le parcours atypique qui l'a amené à, aujourd'hui, vivre de sa passion : la photo. Véritable compagnon de route pour Médecins Sans Frontières, il a même travaillé au sein de l'association pendant plusieurs années, comme logisticien/photographe, avant de se décider à rejoindre le monde du photo journalisme.

Il connaît bien Médecins Sans Frontières : les problématiques, l'état d'esprit, les équipes, les missions (Erythrée, Colombie, Somalie, Soudan, Guinée, Afghanistan, Sri Lanka...). Il revient juste du Liberia où il a suivi les équipes hors des sentiers battus dans un tel contexte d'urgence.

De Monrovia aux camps du Bong, Didier Lefevre a fixé sur la pellicule le drame humain des Libériens, constamment obligés de fuir les combats entre factions rebelles et forces gouvernementales, la violence et les exactions dont ils sont victimes.

Au cours de son séjour, un événement l'a particulièrement frappé : "Médecins Sans Frontières avait organisé une distribution alimentaire dans le camp de Salala. Les camions devaient arriver sur les lieux la veille au soir pour pouvoir commencer tôt. En fait, ils n'ont pu y accéder que le lendemain. A l'arrivée ils se sont enlisés dans la boue, il a fallu transporter le chargement, à dos d'homme, dans le hangar.

Les gens attendaient depuis cinq heures du matin, entre deux averses diluviennes la température avoisinait les 50° C au soleil. Ils pataugeaient dans la gadoue, ils étaient épuisés, à bout de nerfs. A 14h30, on a enfin pu commencer à organiser la file, mais impossible de les canaliser, ils étaient exaspérés, ils avaient faim...

La nuit tombant à 17h00, on s'est demandé s'il ne fallait pas reporter la distribution. Imaginez plus de 5.000 personnes, en colère, affamées, stagnant devant un hangar plein de nourriture : des bagarres ont éclaté. Le personnel national a pris les choses en main et, finalement, on a pu donner des vivres à 3.500 personnes.

C'était une situation incroyable, tellement paradoxale : d'un côté une population affamée, de l'autre des gens là pour les aider, mais à cause de grains de sable dans les rouages, la colère a grondé contre ceux qui pourtant se donnent à fond. Ceux qui voulaient les aider, les sauver, devenaient des ennemis. Les équipes étaient écoeurées. C'était triste. Dans un pays où la haine est exacerbée, ce n'était vraiment ni le lieu, ni le moment de s'affronter, faire encore la guerre pour manger...".

 

Liberia - septembre 2003
"Quand tu peux regrouper toutes tes affaires en deux minutes et fuir, c'est que tu n'as vraiment plus rien!"

Didier se souvient également de cette petite fille, renversée par une voiture, quelques minutes avant leur passage. L'infirmier de Médecins Sans Frontières a glissé l'objectif de l'appareil photo de Didier sous ses narines, mais aucune buée n'est apparue.

Elle était morte, toute seule, là, sans famille. Ils n'ont même pas pu emporter le corps, qui aurait été perdu à la morgue...

"Ca résume bien la situation au Liberia, en ce moment : on ne soigne pas, c'est le chaos...
Il y a une vraie urgence humanitaire, mais en France, tout le monde s'en désintéresse.

Il y a une surcharge d'informations. Ce n'est pas une ancienne colonie française, les photos ne sont pas spectaculaires comme elles l'étaient en Ethiopie, ou au Rwanda... Pourtant, quand tu peux regrouper toutes tes affaires en deux minutes et fuir, c'est que tu n'as vraiment plus rien! Se battre pour obtenir de la nourriture gratuite, être malade, blessé, accidenté et ne pas pouvoir être secouru, soigné, c'est un drame!".

 

 

Liberia - septembre 2003
Enfant malnutri. Clareysburg, au Nord de Monrovia.

Didier a également été impressionné par la stade de Monrovia :des milliers de gens agglutinés sous les gradins pour se protéger de la pluie, cet enfant marasmique (1) qui ressemblait à un petit vieux...

"C'est le seul que j'ai vu comme ça, les autres sont plutôt atteints de Kwashiorkor (2), c'est tout aussi grave mais visuellement moins choquant...

C'est horrible à dire, mais je crois que les gens sont blasés, pour eux une telle détresse n'a plus rien d'exceptionnel quand elle se passe en Afrique, comme si c'était "normal".

 

 

 

 

Si c'était dans un pays européen, avec des blancs comme nous, ça les toucherait sûrement plus! Même moi, à un moment, j'avais dérapé : j'avais déjà vu beaucoup d'Africains faire la queue pour avoir à manger, ça m'avait fait moins d'effet qu'au Kosovo... J'ai été choqué de penser comme ça".

Les deux formes de malnutrition sévère

(1) Le marasme : les personnes souffrant de marasme sont extrêmement maigres. En l'absence de nourriture, le corps (pour pouvoir maintenir ses fonctions vitales comme la respiration ou l'activité cardiaque) est obligé d'aller puiser l'énergie dans ses réserves de muscles et de graisse. Cela touche d'abord les enfants dont la masse musculaire et graisseuse est largement inférieure à celle des adultes.

(2) Le kwashiorkor : les personnes souffrant de kwashiorkor sont au contraire gonflées d'oedèmes. Dans ce cas de figure, le fait que le corps consomme ses propres ressources modifie toutes ses fonctions, notamment l'équilibre cellulaire. L'eau, contenue dans les cellules, migre alors de façon différente dans le corps et crée des oedèmes (poches d'eau). La peau, extrêmement déshydratée chez les personnes souffrant de malnutrition, éclate sous la pression et forme des ulcères caractéristiques.

Photos : Didier Lefevre

 

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