Guerre à Gaza : « Nous sommes aux limites de ce que nous pouvons faire »

Vue d'une salle de l'hôpital indonésien de Rafah dans lequel travaillent les équipes MSF. 28 décembre 2023. 
Vue d'une salle de l'hôpital indonésien de Rafah dans lequel travaillent les équipes MSF. 28 décembre 2023.  © MSF

Avec l’avancée des forces armées israéliennes, et en raison des bombardements massifs et des combats terrestres, les équipes MSF concentrent leurs activités dans le sud de la bande de Gaza. L’association a ouvert mi-décembre l’hôpital indonésien de Rafah, spécialisé dans les soins post-opératoires, dédiés aux victimes de bombardements et d’explosions, tout en travaillant dans d’autres hôpitaux comme Nasser ou l’hôpital européen. Le point sur la situation avec le docteur Thomas Lauvin, coordinateur de projet MSF, de retour de Gaza.

Qu’en est-il du système de santé après plus de 100 jours de guerre et de bombardements sur Gaza ?

Dans toute la moitié nord de Gaza, les hôpitaux ne sont quasiment ou plus du tout fonctionnels. Dans la partie sud de Gaza, au 11 janvier 2023, il restait neuf structures de santé fonctionnelles, dont deux importants hôpitaux généralistes, situés à Khan Younis, une ville particulièrement touchée par les bombardements et les combats terrestres : l'hôpital Nasser dans le centre et l’hôpital européen de Gaza, un peu plus excentré.

En collaboration avec le ministère de la Santé, MSF a mis en service un hôpital dont la construction était quasi finie : l’hôpital indonésien de Rafah, une ville située à l’extrême sud de la bande de Gaza. Nous avons décidé de nous orienter vers des soins post-opératoires de traumatologie et de prise en charge de la brûlure, afin de désengorger ces deux hôpitaux généralistes, parmi les derniers fonctionnels avec l'hôpital Al Najjar à Rafah, de dimension beaucoup plus modeste.

Cela doit permettre à l’hôpital Nasser et à l’hôpital européen d’accueillir de nouveaux patients. On estime qu’environ 10 000 personnes vivent sur le site de l’hôpital européen, tandis que 10 000 autres habitent dans les alentours immédiats et y retournent la nuit pour dormir. À l’intérieur de l’hôpital, ces personnes, notamment des familles de patients ou d’anciens patients, se sont construits des abris de fortune, avec des foulards, des couvertures ou des bouts de tissus pour s’abriter des regards. Les déplacements au sein de l’hôpital se font en slalomant entre ces abris.

Des Gazaouis en face de l'hôpital indonésien de Rafah géré par les équipes MSF. 28 décembre 2023.
 © MSF
Des Gazaouis en face de l'hôpital indonésien de Rafah géré par les équipes MSF. 28 décembre 2023. © MSF

La situation à l’hôpital Nasser est similaire et ces hôpitaux manquent essentiellement de place et de lits pour soigner les patients. Ils sont totalement saturés, ce qui peut rendre difficile la coordination entre les services. Cette situation peut toutefois évoluer : suite à des bombardements à proximité immédiate de l’hôpital Nasser, de nombreux patients et personnes qui s’abritaient aux alentours ont décidé de fuir. D’autre part, les temps d’attente sont extrêmement longs aux urgences. Certains patients sont renvoyés sur la route, car les hôpitaux sont dans l’incapacité de leur offrir des soins.

Quelle est la situation dans la ville de Rafah ? 

La traversée de Rafah est une expérience marquante : la ville est remplie de personnes sans abri, les rues sont pleines à craquer, des gens construisent des abris de fortune directement sur les trottoirs, sur les ronds-points, devant les boutiques, tandis que de nouveaux déplacés arrivent du nord tous les jours. Il y a des attroupements autour des boulangeries, des distributeurs de billets, des points d’eau - qui manquent cruellement -, avec des mouvements de foule et malheureusement des épisodes de violences, et des personnes qui se battent. On entend en permanence le bruit des drones israéliens. La tension est palpable et, au loin, on aperçoit les bombardements en cours sur Khan Younis et les colonnes de fumée qui s’en échappent, tandis que des bombardements meurtriers touchent fréquemment Rafah, en particulier la nuit.

Dans quelle mesure les hôpitaux sont-ils épargnés par les combats ? 

Les hôpitaux sont souvent considérés par la population comme étant des lieux plus sûrs, malgré un certain nombre d'épisodes dramatiques autour et dans certains de ces hôpitaux. Les équipes MSF ont par exemple été obligées d’évacuer l’hôpital Al-Aqsa, situé dans la zone centrale de Gaza le 6 janvier, suite à un ordre d’évacuation des quartiers adjacents par les forces armées israéliennes. Les tirs de snipers, les frappes de drones et les bombardements rendaient la situation intenable.

Dans le sud, jusqu’à présent, nous constatons que certaines bombes tombent juste à côté des structures de santé, et par exemple, des vitres sont soufflées. Le 17 décembre, le service de maternité de l’hôpital Nasser a été touché par des tirs, un patient a été tué et d’autres ont été blessés. La semaine dernière, autour de l’hôpital européen, il y a eu des bombardements extrêmement intenses, de l'ordre d'une bombe toutes les minutes pendant des heures. Elles tombaient tout autour de l’hôpital. Cela rend l’accès extrêmement difficile et dangereux pour les Gazaouis qui cherchent à se faire soigner. 

Travailler dans un contexte aussi tendu que celui-ci est extrêmement difficile. Parmi notre personnel, nombreux sont ceux qui ont, eux aussi, été contraints de se déplacer. Pour la plupart, ils ont été obligés de fuir des zones de combats ou bombardées. Le niveau de stress de nos équipes est très élevé. Lorsque l’on passe une nuit à entendre le bruit des bombardements, même si on n’est pas directement touché, personne ne dort. Nous travaillons avec des équipes qui sont souvent traumatisées et, de toute façon, très affectées par toute cette situation.

Un patient blessé entre dans l'hôpital indonésien de Rafah accompagné d'un membre des équipes  MSF. 28 décembre 2023.
 © MSF
Un patient blessé entre dans l'hôpital indonésien de Rafah accompagné d'un membre des équipes  MSF. 28 décembre 2023. © MSF

D’un point de vue sécuritaire, nous sommes aux limites de ce que nous pouvons faire. Nous avons communiqué aux forces armées israéliennes les coordonnées des structures de santé dans lesquelles MSF travaille, et celles des bâtiments où les équipes logent, mais rien ne garantit que celles-ci ne vont pas être frappées par un bombardement ou un tir de char d’assaut. Le 8 janvier, un obus de l’armée israélienne a traversé le bâtiment dans lequel s’abritait une centaine de membres des équipes MSF et leurs familles à Khan Younis. La munition n’a pas explosé, ce qui aurait engendré un véritable carnage. La fille d’un collègue est décédée des suites de ses blessures. Elle avait cinq ans. Trois autres collègues ont été blessés.

D’autre part, la ville de Rafah est progressivement prise en étau, avec l’avancée de l’armée israélienne vers le sud et la frontière égyptienne, et donc l’espace humanitaire, ou tout simplement la zone où il est possible de circuler, se rétrécit et se densifie de plus en plus.

Quelles sont les activités MSF à l’hôpital indonésien ? 

Nous avons ouvert une clinique de soin de traumatologie et de prise en charge des victimes de brûlures. Nous faisons très peu d’admission directe et la plupart des patients sont orientés depuis un hôpital. Dans la grande majorité des cas, ils ont été victimes d’un bombardement, de l’effondrement d’un immeuble ou du souffle d'explosion. Ils ont reçu des premiers soins, subi des opérations souvent vitales et doivent désormais être hospitalisés pour une durée relativement longue, en raison de la nature de leur plaie et du risque d’infection. Certains patients ont subi des fractures lourdes, parfois ouvertes, qui ont nécessité la pose de fixateurs externes.

Une patiente victime d'un bombardement dans l'hôpital indonésien de Rafah. 28 décembre 2023. 
 © MSF
Une patiente victime d'un bombardement dans l'hôpital indonésien de Rafah. 28 décembre 2023.  © MSF

Notre mission principale est d’éviter que leurs blessures ne s’infectent. En l’absence de tels soins, ces patients risqueraient de mourir. Ils pourraient développer des infections importantes pouvant conduire à des gangrènes, des amputations ou des septicémies généralisées. En plus de leurs blessures physiques, ces patients ont subi un traumatisme moral important. Ils ont été frappés de stupeur, en raison de la violence de leurs blessures, et sont souvent dans un état d’hyper vigilance.

Ils sont inquiets, choqués et ne parlent pas. On retrouve cela chez nos patients, mais également chez beaucoup de personnes qu’on croise dans la rue : ils sont stupéfaits. Nombre d’entre eux ont été forcés de se déplacer plusieurs fois, de se réfugier dans un endroit qui a de nouveau été attaqué. Et lorsqu’ils arrivent dans l’extrême sud de Gaza, ils trouvent une ville complètement congestionnée où règne une ambiance lourde d’angoisse et de peur.

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