De la Bosnie à la Libye : la responsabilité de protéger à l'épreuve des faits

Dr. Marie-Pierre Allié, Présidente de Médecins Sans Frontières, publie une tribune dans Le Monde au sujet de la responsabilité de protéger.

« L'arrestation de M. Ratko Mladic, poursuivi notamment pour sa responsabilité dans le massacre de Srebrenica en 1995, ne doit pas faire oublier l'abandon par les forces des Nations unies, et au-delà par leurs Etats mandataires, de cette enclave bosniaque qu'ils s'étaient pourtant engagés à protéger.

Aujourd'hui, depuis le 19 mars 2011, c'est bien au nom de la "responsabilité de protéger les populations", mentionnée dans la résolution 1973 des Nations unies, que les forces de l'OTAN interviennent en Libye. Il y aurait donc lieu de se féliciter d'une évolution qui érige désormais en doctrine d'intervention cet engagement de "protection", alors qu'en 1995, l'absence de volonté politique avait paralysé toute action et mené à la tragédie de Srebrenica.

Malheureusement, les effets concrets de cette opération de "protection" des populations de Libye n'incitent pas à la satisfaction : des centaines de milliers de réfugiés dans les pays limitrophes ou transitant dans des camps aux frontières libyennes, soumis à toutes sortes de violences et de tensions, des centaines d'entre eux forcés à traverser la Méditerranée au péril de leur vie, et au final une politique
européenne qui expose au danger et à la précarité les personnes fuyant le conflit.

Depuis trois mois, plusieurs équipes de Médecins sans frontières sont présentes auprès des populations victimes du conflit, sur le territoire libyen, en Tunisie et à Lampedusa. De toute évidence, les Etats européens n'assurent pas la protection de ces populations. Ainsi les individus fuyant la guerre en Libye ne trouvent pas sur le sol européen l'accueil et l'asile auxquels ils ont droit. Plus généralement, la politique menée à l'encontre de ces réfugiés disqualifie de facto la raison invoquée pour intervenir militairement en Libye. L'argument de la protection invoqué par les Etats membres de l'Union relève d'une rhétorique de surface et masque mal l'antagonisme des politiques pratiquées de chaque côté de la Méditerranée : sur une rive, on intervient par les armes pour protéger la population, sur l'autre on la met en péril.

En 1995, à Srebrenica, une équipe de Médecins sans frontières était présente auprès de la population, lorsque celle-ci a été triée puis déportée par les forces bosno-serbes qui ont exécuté 8 000 hommes "en âge de se battre", selon les propres termes de Radko Mladic. Trois membres de notre personnel national sont toujours portés disparus. Cinq ans plus tard, Médecins sans frontières a demandé la création d'une commission d'enquête parlementaire pour examiner la part des responsabilités civiles et militaires de la France, chargée du Haut commandement des forces des Nations unies présentes en Bosnie à l'époque du massacre. De nombreuses zones d'ombre subsistent. Mais dans ses conclusions, la commission a mentionné le soupçon de cynisme ou de renoncement qui pèse sur la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et le gouvernement bosniaque et souligné "l'absence de volonté politique affirmée d'intervenir à Srebrenica".

Aujourd'hui comme hier, nous constatons que, malgré l'urgence d'accueillir des populations qui risquent leur vie, la volonté de protection s'arrête là où commence la préservation de ce que les Etats considèrent comme leur intérêt supérieur. »

Dr Marie-Pierre Allié, présidente de Médecins sans frontières

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