« La parole se libère » : l’exil des mineurs non accompagnés en France

« La parole se libère » : l’exil des mineurs non accompagnés en France
© Léa Renard

Dans leur rapport « La santé mentale des mineurs non accompagnés : effets des ruptures, de la violence et de l’exclusion », publié en octobre 2021, Médecins Sans Frontières et le Comede font état des troubles psychiques observés chez les mineurs non accompagnés pris en charge au centre d’accueil de jour de MSF, à Pantin. Andrea Barros Leal, Camille Verdon et Mélanie Kerloc’h sont psychologues, elles racontent l’impact des parcours d’exil et des conditions d’accueil délétères en France sur la santé mentale de ces jeunes qu’elles ont suivis en consultation.

Modou, suivi par Andrea

Modou* est orienté vers le pôle santé mentale du centre d’accueil de jour par une collègue infirmière qui observe lors d’un rendez-vous « bilan santé » que ce jeune présente des troubles de la mémoire et des reviviscences, en plus des maux de dos et des difficultés auditives qu’il exprime. Je propose à Modou un rendez-vous, dont il est immédiatement preneur.

Le récit de Modou se construit en trois temps.

Il commence tout d’abord par décrire sa situation actuelle, l’accompagnement au centre de MSF, les rendez-vous à l’hôpital, le campement, l’hébergement à l’hôtel et les personnes rencontrées pendant ces derniers mois. Il laisse entendre son inquiétude autour de la précarité dans laquelle il vit, mais exprime aussi le sentiment d’être soutenu et accompagné par certains acteurs.

Il raconte ensuite son arrivée en France, les entraves et les difficultés auxquelles il a été confronté. Son ton de voix et sa posture changent, le récit devient de plus en plus confus, les personnes et les institutions ne sont plus identifiables.

Puis, sans reprendre son souffle, il enchaîne sur un événement traumatique vécu pendant son parcours migratoire. Lors de son passage par la Libye, le groupe avec lequel Modou voyageait a été poursuivi par une voiture. Pris par la peur, dans l’impossibilité de comprendre ce qu’il se passe, au milieu d’un amalgame d’émotions et de sensations, il entend un premier coup de feu. Il voit la personne à côté de lui tomber par terre.
« Je n’avais jamais vu ça, du sang partout, partout ! », répète-t-il d’un ton pétrifié.

© Léa Renard
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Modou entend ensuite un deuxième coup de feu et est persuadé que c’est son tour, que la balle l’a certainement touché. Pendant quelques secondes, il se demande s’il est vivant, s’arrête un peu plus loin et remarque qu’il a du sang sur lui. Pendant quelques secondes, il croit que c’est son sang à lui, il pense qu’il va mourir, jusqu’à ce que quelqu’un lui dise qu’il va bien, que ce sang ne lui appartient pas.

Au cours de cette première rencontre, Modou a pu aussi se confier au sujet de ses cauchemars récurrents, du sentiment de peur qui l’habite constamment, des reviviscences, de l’hypervigilance (le bruit de freins d’une voiture ou une voiture qui roule très vite près de lui peuvent engendrer des épisodes d’angoisse importants et générer un sentiment de confusion mentale).

Le suivi psychothérapeutique avec Modou a duré quelques mois. C’est en témoignant auprès de moi de son présent précaire et de sa difficile arrivée en France qu’il a pu dans un deuxième temps aborder l’événement traumatique. Les cauchemars terrifiants se sont transformés en rêves un peu plus apaisés. Lorsqu’il commence à aller à l’école, Modou demande à arrêter le suivi. Il dit n’avoir plus le temps pour venir au centre et souligne le besoin de se centrer sur l’ici et maintenant.

Madani, suivi par Camille

Madani* dit « avoir choisi » de venir en France pour être scolarisé. Il insiste. Il a fait « le choix » de décliner la proposition de travail de l’une de ses tantes. « Le choix » de fuir les violences massives exercées par son oncle, sur lui et sa mère, depuis le décès de son père. Pour autant, lors des premiers entretiens, ce « choix » l’agite. Il est sans nouvelles de sa mère depuis son arrivée en France, il y a de cela plusieurs mois. L’idée qu’elle aurait pu succomber aux coups de son oncle le ronge.

Je reçois Madani avec un interprète professionnel en soninké.

J’adresse une demande à Patricia, l’assistante sociale du centre, afin de trouver une solution pour aider Madani à contacter sa mère. Avec l’aide de l’un des médiateurs culturels qui lui explique le fonctionnement de la carte téléphonique, Madani tente de reprendre contact avec sa mère. Elle répond.

À chaque consultation suivante, Madani se présente avec des dessins qui soutiennent sa parole et ses affects. Ses productions reflètent ses cauchemars qui sont peuplés d’animaux noirs, hirsutes, arborant souvent des longues griffes – « les animaux de la mer », comme il les appelle, non sans équivoques. Ces animaux effrayants entourent deux personnages qui se tiennent la main, lui et Harun, son compagnon d’exil.

La parole se libère.

© Léa Renard
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Après avoir traversé une partie de l’Afrique, s’être caché pendant plusieurs mois dans la forêt au Maroc avec Harun, Madani a dérivé plusieurs jours durant sur une embarcation de fortune, entouré d’adultes et du corps inerte de son ami. Harun est mort pendant la traversée. Madani est resté à regarder son corps allongé sans pouvoir le ramener à la vie.

L’appui sur le dessin mais aussi sur la culture par les échanges triangulaires avec le médiateur culturel se fait essentiel. Aux « animaux de la mer » se mêlent ceux « de la forêt » rencontrés durant son parcours, qui ne se résume plus uniquement à un épisode mais gagne en épaisseur : les rêves d’avenir et les projets bâtis ensemble, avec Harun, leur quotidien sur la route, les dessins sur la terre battue, les animaux dont ils ont croisé le chemin, les marchés, les plats cuisinés en secret dans la forêt. Harun ne cesse pas d’exister au sein de l’espace thérapeutique.

Modibo, suivi par Mélanie

Quand Modibo* arrive dans ma consultation, il a intégré le centre depuis quelques jours. Assez rapidement, il m’explique qu’il a perdu sa mère deux ans et demi auparavant et que cela a brisé sa vie.

Il est épuisé. Il n’arrive plus à se calmer depuis qu’il a vu son camarade de rue se faire violemment agresser par des hommes avec des tessons de bouteille. Il est resté là, la nuit, dans la rue, à regarder son camarade partir avec les pompiers. Il se vit abandonné, laissé en plan, seul, en proie à la menace, à la violence.

Cet événement a fait resurgir le passé de manière intempestive et la violence de son père. Des idées de mort ne le quittent plus depuis. Je l’adresse à une consultation psychiatrique en urgence et il est hospitalisé quelques jours. Se met ensuite en route un suivi psychothérapeutique hebdomadaire au centre de MSF, ainsi qu’un accompagnement social, médical et juridique.

© Léa Renard
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Lors des consultations, Modibo explique que la violence de son père s’est déchaînée sur lui au décès de sa mère. Une violence verbale – « tu n’es qu’un vaurien », « tu n’aurais pas dû venir au monde » –, mais aussi physique. Avant, c’était sa mère qui avait de nombreux conflits avec son mari, le père de Modibo. Il explique : « J’étais tout pour ma mère, elle voulait que je devienne quelqu’un. Elle n’a pas eu la chance d’être quelqu’un car elle n’a pas pu aller à l’école. »

Durant la première partie du suivi, nous travaillons sur les effets psychotraumatiques de la violence de son père. En même temps, un autre axe de travail se met en place, grâce auquel il met en route son travail de deuil : « Quand elle est partie, j’étais seul. C’est difficile d’en parler mais il faut que je le sorte. Elle est décédée une nuit, comme ça. Elle était ma vie. Elle était tout pour moi. Elle est partie et elle m’a laissé seul, seul face à cette vie. » Il livre son sentiment d’abandon, lié à la mort de sa mère, amplifié par la violence et le rejet de son père, ainsi que par une route migratoire difficile et une arrivée dans une société française non accueillante, qui ne reconnaît pas son identité et n’a pas de place pour lui.

La vie dans la rue ou dans des hébergements précaires et temporaires l’empêche de se sentir chez lui. « Ça se passe bien à l’école mais j’ai peur qu’ils me disent d’arrêter. J’ai peur des choses bien. » Il compose peu à peu avec la réalité de son quotidien précaire : « Sans savoir ce qui t’attend dans le futur, tu te bats au présent. J’ai envie de me battre et voir ce que le futur me réserve. »

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Samba, suivi par Mélanie

Samba* a 16 ans. Lorsqu’il intègre le centre MSF, il est orienté vers une psychologue dès son accueil car il veut parler : il se sent mal et ne supporte pas de ne pas avoir été reconnu mineur.

Samba s’exprime en français. Il vivait avec ses parents et ses frères et sœurs en Côte d’Ivoire. À ce moment-là, son père connaît des problèmes au travail et perd son statut social. Il rentre dans son pays d’origine, le Mali. Samba, lui, reste avec sa mère et sa fratrie. Avec le temps, sa mère s’inquiète pour le père et demande à Samba d’aller au Mali. Ce dernier le rejoint et assiste à la déchéance de son père, qui vit avec peu de ressources et est malade. Son père décède. Samba se retrouve seul et sait que sa mère est dans une situation très précaire. Il part alors vers l’Algérie dans l’espoir d’y faire des études. Ce projet échoue et il doit travailler dans des chantiers pour vivre.

C’est en Algérie que le projet de partir en Europe se forme. Il s’organise avec l’argent qu’il a gagné et part en Libye. En 2017, c’est de là-bas qu’il est possible de traverser la Méditerranée. Il raconte la traversée périlleuse, plusieurs fois ils manquent de faire naufrage. Ils finissent par arriver en Italie mais Samba ne souhaite pas y rester et veut aller en France. Il passe par les montagnes, par Briançon.

Quand il arrive à Paris, il se présente au Demie (Dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers). La reconnaissance de sa minorité est refusée. Depuis, il dort dehors. Il ne comprend pas, n’arrive plus à dormir. Il n’arrête pas de refaire son histoire.

© Léa Renard
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« Mes rêves sont gâtés. À mon âge, je dors dehors. J’ai une vie de voyou. Je dors dans les cartons. Des gens vont devenir des agresseurs en prenant ce chemin. Je dors dehors. J’ai l’esprit fermé. Je me sens comme une ordure, que personne ne regarde. Je n’ai pas de projet. »

Samba ne veut pas devenir délinquant mais s’imagine que les autres le voient comme tel.

Il évoque les symptômes qui l’envahissent : les insomnies, l’anxiété liée à l’incertitude, ses ruminations, son impossibilité à se projeter dans le futur et la douleur associée au fait d’être réduit à ce présent précaire, sans dégagements possibles.

Au cours de la thérapie, le juge des enfants prononce une ordonnance de placement provisoire. Samba est pris en charge par l’ASE et transféré dans un autre département. Il suit une formation professionnelle. Désormais, il a une carte de séjour, un travail, des amis. Les symptômes évoqués plus haut ont progressivement disparu.

Dans leur rapport, MSF et le Comede dénoncent les obstacles aux soins auxquels les mineurs non accompagnés (MNA) sont confrontés. Les conditions d’accueil des MNA au cours de la procédure en reconnaissance de minorité augmentent les troubles psychiques préexistants de ces jeunes tout en favorisant l’apparition de nouveaux troubles.

*Les prénoms ont été modifiés

Vous pouvez retrouver ci-dessous le rapport « La santé mentale des mineurs non accompagnés - Effets des ruptures, de la violence et de l’exclusion », pour le consulter ou le télécharger, à l'aide de la flèche située en haut à gauche de la fenêtre de lecture.

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