Covid-19 en France : « lutter à la fois contre l’épidémie et contre l’isolement dans les Ehpad »

Maison de retraite Nuestra Señora de las Mercedes située à El Royo, province de Soria, Castille-et-Léon, Espagne, Avril 2020
Maison de retraite « Nuestra Señora de las Mercedes », située à El Royo, province de Soria, Castille-et-Léon, Espagne, Avril 2020.  © Olmo Calvo/MSF

Plus de 80 % des résidents des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ont reçu une première dose de vaccin dans le cadre de la lutte contre la Covid-19. Pourtant, ces personnes font toujours l’objet de restrictions drastiques, alors même que plusieurs fédérations d’Ehpad et directeurs d’établissement plaident pour un assouplissement des mesures.  

Le Dr Thomas Lauvin a été coordinateur médical du programme de soutien aux Ehpad lancé par MSF en novembre 2020. Il revient sur son expérience et sur l’importance de bien prendre en compte l'efficacité et les risques liés aux restrictions mises en place dans ces établissements. 

Quelle est la situation observée depuis le début de l’année par les équipes MSF qui appuient des Ehpad confrontés à l’épidémie ?

Depuis novembre 2020, nous avons accompagné 45 Ehpad en régions Provence-Alpes-Côte d’Azur, Occitanie et Ile-de-France. Aujourd’hui, une baisse progressive des alertes et l’avancée de la campagne de vaccination nous amènent à réorienter nos ressources vers d’autres urgences.

Il est clair que des mesures radicales prises dans l’urgence et l’inconnu lors de la première vague d’émergence du virus dans les Ehpad en France ne peuvent pas devenir le mode de gestion d’une épidémie dans la durée. Le Conseil d’État vient d’ailleurs de juger que la recommandation gouvernementale de suspendre jusqu’à nouvel ordre les sorties des résidents en Ehpad pour passer du temps en famille et pour des activités extérieures était « disproportionnée ».

Je constate malheureusement que le consentement des personnes âgées n’a finalement été qu’un sujet marginal, discuté dans la mise en œuvre des campagnes de vaccination compte tenu de la portée très politique de cette activité, alors que l’avis des personnes concernées doit être au centre des stratégies mises en œuvre pour les protéger. Il faut sortir rapidement de la situation actuelle qui consiste dans bien des cas à « protéger des personnes malgré elles » en portant gravement atteinte à leurs libertés fondamentales, à leur humanité et leur dignité dans leurs dernières années de vie.

Si l’on fait exception de situations extrêmes et heureusement rares où les résidents sont enfermés dans leur chambre parce qu’ils ont tendance à déambuler au-dehors, la position de vulnérabilité des résidents et leur dépendance par rapport aux équipes des structures font qu'une simple consigne de « rester en chambre » correspond de fait à un enfermement. Peu d'entre eux ont conscience qu'il y a une alternative : ne pas rester en chambre, garder une vie « normale » tout en prenant un risque théorique de se contaminer... ce qui pourrait être une option choisie par beaucoup si on leur exposait en ces termes !

Est-ce que ces mesures restrictives ne sont pas un « mal nécessaire » pour protéger les personnes les plus fragiles face à ce virus et qui ont payé le plus lourd tribut depuis un an ?

Pour l’instant nos observations de terrain semblent indiquer que le recours à des mesures d’isolement et de privation des libertés extrême en Ehpad n’a pas une meilleure efficacité sur la transmission du virus, une fois celui-ci présent au sein de l’établissement, que d'autres mesures de prévention moins restrictives (comme les mesures de distanciation dans la salle à manger commune par exemple). Les mesures d’isolement sont principalement sociales, vis-à-vis des autres résidents, des familles, d’intervenants externes ; il ne peut pas y avoir un isolement parfaitement hermétique puisque ces personnes ont besoin de soins et d’aide pour la toilette, le repas, etc. C’est précisément lors de ces soins et contacts indispensables que le risque de contamination est maximal, et que les mesures de prévention doivent être les plus attentives et adaptées. En isolant en chambre des résidents, leur qualité de vie se détériore sans pour autant changer radicalement leur exposition principale au virus. 

Maison de retraite « Nuestra Señora de las Mercedes », située à El Royo, province de Soria, Castille-et-Léon, Espagne, le 14 avril 2020. 
 © Olmo Calvo/MSF
Maison de retraite « Nuestra Señora de las Mercedes », située à El Royo, province de Soria, Castille-et-Léon, Espagne, le 14 avril 2020.  © Olmo Calvo/MSF

Dans les 45 Ehpad en flambée épidémique que nous avons soutenus depuis novembre, nous n'avons pas observé de corrélation entre la « radicalité » des mesures d'isolement et une moindre propagation du virus dans l'établissement au-delà des premiers cas, avec des taux de contamination atteignant systématiquement entre 40 et 100 % des résidents. Un des établissements les moins atteints à l’issue d’un épisode actif avait d'ailleurs décidé de ne pas interrompre les visites, et de ne pas fermer ses portes, en accord avec les résidents, leurs médecins traitants et les familles.

Par contre, des semaines et des mois passés sans sortir de leur chambre, avec des interactions sociales plus que minimales, ont un impact particulièrement délétère sur l’état de santé des personnes âgées soumises à ce régime drastique et peut entraîner ou aggraver dénutrition, perte d’autonomie, majoration de troubles cognitifs et dépression, entre autres. Ces éléments devraient être davantage pris en compte pour soupeser les risques d’un isolement extrême et ses éventuels bénéfices.

Pour l’immense majorité des résidents, l’Ehpad est leur dernier lieu de vie. In fine, cette balance bénéfice-risque dans les Ehpad devrait aussi prendre en compte et respecter la décision individuelle des premiers concernés.

En septembre dernier, visitant un Ehpad, Emmanuel Macron déclarait « Pour protéger nos aînés, la vigilance ne doit pas signifier l’isolement. Le lien social et familial est tout aussi vital » et plusieurs études alertaient sur l’impact catastrophique d’un isolement complet des personnes âgées. Que s’est-il passé ? Pourquoi cette situation perdure ?

Après le confinement du printemps dernier, le discours public porté à la rentrée insistait à juste titre sur l’importance capitale de maintenir du lien social et familial dans les Ehpad, de favoriser les opportunités de socialisation tout en continuant d’adopter un certain nombre de mesures pour prévenir et contrôler les risques d’épidémie. Le lancement des campagnes de vaccination, ciblant en priorité les résidents des Ehpad et les personnes travaillant auprès d’eux, ont également fait espérer une forme de retour vers davantage de normalité dans des établissements qui sont initialement des lieux de vie. Or, depuis l'arrivée des nouveaux variants en début d’année, les recommandations émises par les autorités sanitaires, notamment les agences régionales de santé, et qui s’imposent de manière verticale aux Ehpad, préconisent l’isolement strict des résidents, y compris l’arrêt des visites, lorsqu’un épisode Covid survient dans un établissement.

Lors de nos interventions, nous avons travaillé plusieurs fois dans des établissements qui ne reprenaient pas les visites des familles et gardaient des personnes qui n’étaient pas infectées par le coronavirus isolées dans leur chambre pendant des mois « pour les protéger ».

Les directions et les équipes soignantes des Ehpad avec lesquelles j’ai travaillé au quotidien ces trois derniers mois sont prises en étau entre des recommandations dont elles ne sauraient s’affranchir, les pressions parfois ambivalentes et contradictoires des familles, de leur hiérarchie, des agences régionales de santé et leur volonté d’apporter le meilleur accompagnement possible aux résidents. Les équipes que j’ai rencontrées sont extrêmement conscientes du dilemme posé par ces recommandations très restrictives et de leurs effets, en particulier sur une longue période. Une question qui nous a fréquemment été posée est : « concrètement, comment s’y prendre autrement ? »

Il est possible de lutter à la fois contre l’épidémie et contre l’isolement, de permettre, grâce à des solutions pratiques, aux résidents qui le souhaitent de sortir sans faire exploser le risque de contamination et de transmission du virus. Il est par exemple souvent possible de reprendre les repas en commun uniquement entre les résidents positifs à la Covid. Ou d'organiser des visites sur rendez-vous pour les familles, et ce pour tous les résidents.

Il ne s’agit pas de minimiser l’hécatombe qui s’est déroulée dans les Ehpad, mais de replacer la réflexion sur le terrain du consentement et de la balance risque-bénéfices. Respecter l’avis des gens, leur donner le choix des risques qu'ils souhaitent encourir, et de l'ampleur des restrictions sur leur qualité de vie. Il faut également souligner la mobilisation des équipes travaillant en Ehpad, qui ont dû fournir plus de soins tout en ayant moins de personnel pour faire face à une situation inédite, parfois traumatisante, et leur donner les moyens humains d’accompagner les résidents le plus dignement possible.

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