France : « Les politiques sécuritaires sur le littoral Nord produisent toujours plus de morts »

Militarisation de la frontière franco-britannique, destructions systématiques des lieux de vie, violences policières, naufrages à répétition, conditions sanitaires désastreuses : Feyrouz Lajili témoigne des conséquences des politiques migratoires de plus en plus répressives sur le littoral Nord, après avoir été coordinatrice de projet pour Médecins Sans Frontières (MSF) pendant 18 mois à Calais.
Comment les politiques de contrôle aux frontières se traduisent-elles à Calais et sur le littoral Nord ?
La frontière à Calais n’est pas seulement géographique, elle est aussi politique. Depuis des décennies, le Royaume-Uni a externalisé la gestion de sa frontière à la France, qu’il finance massivement pour empêcher les personnes exilées de traverser La Manche.
Ces politiques migratoires ont fait évoluer les moyens de passage. Les traversées via l’Eurotunnel et les camions sur les ferries sont devenues pratiquement impossibles avec la militarisation croissante de la frontière, c’est-à-dire la mise en place de caméras thermiques, barbelés, drones, barrières anti-intrusion et la présence de forces de l’ordre plus nombreuses.
Depuis 2018, les passages se font principalement par la mer, à bord de petites embarcations. En 2022, plus de 45 000 personnes ont tenté la traversée, et cette année, elles sont déjà plus de 20 000.
Les départs des embarcations se font de plus en plus au sud du littoral, vers Boulogne-sur-Mer, à cause de la forte surveillance des plages autour de Calais. Cela triple la durée de navigation, ce qui rend la traversée encore plus périlleuse. Autre facteur aggravant : les canots pneumatiques sont de plus en plus chargés. En 2018, la moyenne était de 15 personnes par embarcation ; aujourd’hui, elle est de 60, et certains témoignages évoquent jusqu’à 100 personnes sur une seule et même embarcation.
Les conditions sont effroyables. Les canots pneumatiques partent souvent sous-gonflés, dans l’urgence pour éviter les contrôles de police, et les naufrages se multiplient. L’année 2024 a été la plus meurtrière jamais enregistrée à la frontière, avec au moins 89 morts, dont près de 80 en mer, sans compter les disparus. Les naufrages ont lieu de plus en plus près des côtes françaises, ce qui montre que les drames se produisent dès le départ.
Depuis l’été dernier, on observe aussi une nouvelle tendance tragique : les décès dus à l’asphyxie ou à l’écrasement à bord. Les gens meurent étouffés, écrasés par le poids des autres passagers, dans des embarcations surchargées.
Tous ces éléments montrent une chose : les politiques sécuritaires à la frontière ne dissuadent pas les personnes exilées de tenter de traverser la Manche pour rejoindre le Royaume-Uni mais les obligent à entreprendre des voyages toujours plus dangereux, au péril de leur vie. Les politiques sécuritaires sur le littoral Nord produisent toujours plus de morts et le lien entre durcissement des contrôles et augmentation des drames est évident.
Par ailleurs, l'accord passé le 10 juillet entre la France et le Royaume-Uni, qui prévoit le renvoi vers l’Hexagone des personnes refoulées sur le sol britannique, se situe dans la même logique absurde et dangereuse. La France a également confirmé qu’elle autoriserait désormais l’intervention des forces de l’ordre au large des côtes. C’est un signal clair : sauver des vies humaines n’est ni la priorité du Royaume-Uni, ni celle de la France.

Comment les politiques de répression s’appliquent-elles au quotidien à Calais, et quelles sont les conséquences observées sur la santé des personnes exilées ?
Depuis le début de l’intervention de MSF à Calais en 2023, on observe un durcissement des politiques de non-accueil. Par exemple, les démantèlements systématiques des lieux de vie ont une fréquence qui ne laisse aucun répit aux personnes exilées et se produisent quotidiennement ou plusieurs fois par semaine. C’est ce que les autorités françaises appellent la politique « zéro point de fixation ». Tout ce qui permet de survivre est soit confisqué, soit détruit : les tentes, les couvertures, les sacs de couchage, les vêtements... Les personnes sont souvent réveillées avant le lever du jour par les forces de l’ordre et les opérations peuvent être violentes. Derrière cette démarche, il y a cette idée de déstabiliser, de désorganiser, de briser les solidarités locales. Imaginez ce que ça fait, mentalement, de devoir tout recommencer tous les deux ou trois jours, sans jamais pouvoir se projeter plus loin.
Il y a une logique claire derrière ces opérations : empêcher toute stabilisation, toute forme d’organisation collective ou d’ancrage dans un territoire, même temporaire. Et pour ça, l’outil privilégié, c’est la répétition. Il y a une volonté assumée de produire de la fatigue, de la lassitude, de l’usure psychologique.
La politique de non-accueil sur tout le littoral Nord a des conséquences directes sur les corps et les esprits. Que ce soit dans notre accueil de jour à Calais pour les mineurs non accompagnés, via les consultations psychologiques ou encore via nos permanences médicales à l’accueil de jour du Secours Catholique, nous faisons les mêmes constats. Ce que l’on voit chez nos patients, ce sont des troubles du sommeil, des syndromes anxieux, des épisodes dépressifs, des troubles post-traumatiques, des comportements d’évitement, des phobies et de l’hypervigilance. Le fait d’être constamment en alerte, de ne jamais pouvoir se reposer, de devoir se cacher pour dormir, à même le sol, sans rien... Tout cela a des impacts énormes sur la santé mentale. Les conditions de vie sont un des trois principaux facteurs de stress qu’on retrouve chez nos patients, avec les naufrages et la perte d’un proche.
On voit aussi beaucoup de pathologies liées aux conditions de vie, notamment en hiver, les maladies respiratoires s’aggravent faute de soins, parce que les gens dorment dehors. Il y a aussi énormément de blessures liées aux tentatives de traversées : des chutes, des coups, des blessures liées aux violences policières. Par exemple, on a suivi un jeune pendant plusieurs mois dont les doigts avaient été cassés par un tir de flash-ball de la police, sur la plage. Il a dû être opéré, suivre des séances de kinésithérapie, etc. En consultation, on voit aussi beaucoup de morsures de chien, lâchés par des agents de sécurité sur les personnes exilées pour les empêcher de monter dans les camions.
Que peuvent réellement les associations dans ce contexte ?
Il y a une solidarité énorme entre associations sur le littoral, mais les besoins explosent, et les ressources diminuent. Mi-juin, il y avait environ 2 000 personnes à Calais et 2 000 à Grande-Synthe.
Généralement, elles tentent de trouver des hébergements d’urgence et lorsqu'il n'y a pas de place, c’est-à-dire souvent, elles se tournent vers des citoyens et citoyennes engagés pour trouver des solutions de repli. Mais bien souvent, elles n’ont d’autre choix que de dormir dehors. L’association Refugee Women’s Center avec qui nous travaillons, distribue des tentes aux familles exilées à Calais : en avril, elle avait déjà épuisé ses stocks censés durer jusqu’en septembre.
Pour autant, dans la violence et la détresse, en 18 mois de mission, j’ai été frappée par la solidarité citoyenne sur le littoral Nord notamment les distributions de repas, l’hébergement chez des particuliers, les dons de matériel... Ces actions s’organisent depuis plus de trente ans et se renforcent avec les années. C’est aussi ça le littoral Nord : beaucoup de citoyennes et de citoyens solidaires avec les personnes exilées, et qui sont convaincus qu’une autre politique peut être menée, digne et humaine.