20 ans du génocide au Rwanda : « on ne parle pas des choses qui sont difficilement racontables »

Rwanda  Kigali avril 1994  Madeleine Boyer infirmière anesthésiste
Rwanda - Kigali, avril 1994 - Madeleine Boyer, infirmière anesthésiste © Xavier Lassalle/MSF

Vingt ans après, Madeleine Boyer, infirmière-anesthésiste, livre pour la première fois quelques souvenirs de ses deux missions consécutives à Kigali en 1994. Arrivée le 13 avril sur place, elle est évacuée au bout de trois semaines mais revient quelques jours plus tard. Elle ne quittera Kigali qu'à l'arrivée des forces de l'actuel président rwandais, Paul Kagamé. Des images à jamais gravées dans sa mémoire.

« J’étais déjà en mission au Burundi avec Maurice Meunier, le chirurgien, quand l’avion des présidents rwandais et burundais a été abattu à Kigali le 6 avril 1994. Du coup, MSF nous a rapidement demandé de partir pour Kigali, avec le convoi conjoint MSF-CICR, pour installer un hôpital. Je me rappelle qu’on avait installé le bloc opératoire dans une salle de catéchisme puisque le bâtiment était tenu par des sœurs ! On a eu notre dose de blessés… Et puis un jour on a été évacué. Mais je suis revenue très vite après. On dormait dans un couloir en béton pour être à peu près protégés. Il y avait énormément de blessés. J’en ai des souvenirs cuisants.

Je suis restée un mois, le temps de la guerre. Le 4 juillet, quand le FPR a pris la ville, Paul Kagame lui-même est rentré dans notre hôpital [qui se situait dans la zone sous contrôle gouvernementale]. J’avais très peur que ses hommes tuent tous nos patients. C’était déjà arrivé tellement de fois que nos patients soient massacrés sous nos yeux. Alors j’ai demandé à tous les malades d’enlever leurs vêtements. Une fois nus, ils ne pourraient pas distinguer s’ils étaient hutus ou tutsis. Il est entré dans le service. Et tout s’est bien passé, il a respecté tous les blessés. Et puis on a dû quitter l’hôpital dès le lendemain.

On a vu tellement de blessés et de morts, c’est choquant, d’être mis devant l’évidence de notre impuissance. Un jour 400 blessés sont arrivés à l’hôpital, les uns après les autres. Il en avait tellement qu’on a dû les installer sur le parking avec une couverture, mais on n’était pas assez nombreux pour tous les prendre en charge et le lendemain, ils étaient presque tous morts. Ils avaient été achevés dans la nuit. Ça fait 20 ans et je n’en ai jamais parlé. Ni même à ma famille. Par pudeur. Par peur de faire souffrir. Je me souviens d’un oncle qui avait fait la guerre de 14-18, le Chemin des dames, tout ça. J’avais 4 ou 5 ans et il me faisait sauter sur ses genoux. Jamais il ne nous a parlé de la guerre et des choses horribles qu’il avait vécues. Donc ça doit être de famille. On ne parle pas des choses qui sont difficilement racontables.

MSF c’est une partie de ma vie dont je n’ai que de bons souvenirs, avec des moments de bonheur, d’amour, de partage exceptionnel. J’étais au Sud Soudan sur ma première mission quand j’ai appris que j’étais grand-mère pour la première fois ! J’ai cinq enfants, et je leur avais demandé l’autorisation de partir… On n’avait pas de téléphone, et le courrier était extrêmement lent : j’y étais arrivée en octobre et ma première lettre est arrivée en janvier ! C’était le plus difficile, cet éloignement de la famille sans contact possible. Je suis restée 5 mois au Sud Soudan. Il n’y avait rien, on se débrouillait, on mangeait beaucoup de bananes, mais on acceptait volontiers.

Le Kosovo, la Tchétchénie, Mogadiscio, j’y suis allée 3 ou 4 fois, c’était terrible aussi. On avait tellement de blessés qu’il fallait choisir ceux qu’on allait pouvoir sauver parce qu’on ne pouvait pas prendre tout le monde. Dans ces moments-là, on ne se pose plus de questions existentielles, il n’y a pas de politique, pas de religion, juste nous, c’est tout. On ne pouvait pas faire autrement. Mais le Rwanda, c’était vraiment d’une brutalité incroyable. On avait peur. Ils tuaient les malades devants nous. Et ça, on ne peut pas le digérer. » 

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