Grèce : « En tant que médecin, je suis indignée »

Le hotspot de Moria sur l'île de Lesbos en octobre 2015.
Le hotspot de Moria, sur l'île de Lesbos, en octobre 2015. © Alessandro Penso

Federica Zamatto est coordinatrice médicale de programmes migratoires pour Médecins Sans Frontières. Dans ce témoignage écrit à son retour de Grèce, elle livre ses sentiments de honte, de colère, de trahison, face à un système dont l'objectif principal est désormais d'endiguer le flux de migrants et de réfugiés, sans prendre en compte leurs besoins humanitaires et de protection.

Tout a changé sur l’île grecque de Lesbos qui, l’année dernière, a vu arriver sur ses côtes plus de 500 000 réfugiés et migrants. À l’été 2015, au sommet de la crise, 15 000 personnes s’étaient retrouvées bloquées sur l’île suite à la décision par les autorités de suspendre les traversées en ferry vers le continent. Désormais, tout est propre et en ordre, prêt pour la prochaine saison touristique. Les camps mis en place par les bénévoles et les ONG pour proposer un abri temporaire aux familles arrivant sur l’île sont totalement vides. Les milliers de gilets de sauvetage orange qui recouvraient les côtes ont été retirés. Les plages ont repris leur apparence habituelle. Mais attention : les gens n’ont pas soudainement arrêté de fuir la guerre. Les hommes, les femmes et les enfants qui risquent leur vie sur des canots pneumatiques sont juste détenus derrière des grillages, loin des regards des Européens, ou de l’autre côté de la Méditerranée, dans un trou noir.

Des hotspots devenus camps de détention

L’Europe a choisi de balayer les migrants et les demandeurs d’asile sous le tapis, comme de la simple poussière. Telle une mauvaise maîtresse de maison, l’Union européenne tente de dissimuler le problème et de le mettre hors de notre vue. Mais ces gens sont des êtres humains, pas de la poussière. Ce sont des hommes de tout âge, des femmes et des enfants qui ont fait le pari d’emprunter une route dangereuse pour échapper aux conflits, à l’instabilité et à la pauvreté. Malgré les risques, fuir leur pays valait mieux que de rester et de vivre dans un état de menace permanente.

À peine signé, l’accord de la honte entre l’Union européenneet la Turquie a permis la transformation du hotspot de Moria en camp de détention. L’organisation pour laquelle je travaille, MSF, a donc choisi d’y suspendre ses activités car les conditions ne permettaient plus d’y délivrer des soins et d’assister la population de façon impartiale et indépendante. Cette décision, très controversée, a été particulièrement difficile à prendre.

Des réfugiés détenus derrière des barbelés

Il y a quelques jours, je me suis rendue dans le centre et ce que j’y ai vu m’a profondément choquée : des enfants y sont détenus et privés de leur enfance. Aujourd’hui, le camp de Moria est en état d’extrême surpeuplement et de nombreux occupants sont contraints de dormir dehors, avec pour seule protection une bâche en plastique ou du carton. Désespéré, un homme m’a demandé où il pouvait dormir avec sa famille. Ils étaient arrivés la veille et avaient déjà passé une nuit sur le bitume. Plusieurs personnes m’ont dit n’avoir reçu aucune nourriture. J’ai rencontré une femme qui avait besoin de couches pour son enfant et ne cessait de se les voir refuser. Un homme diabétique et cardiaque m’a montré la cicatrice qu’il avait sur la poitrine suite à une intervention chirurgicale ainsi que des ulcères sur l’une de ses jambes. Un de ses enfants, âgé d’environ deux ans, était paralysé et la famille tout entière avait dû passer la nuit dehors. Personne ne prenait soin d’eux, n’essayait de les informer de leurs droits ni de leur trouver un logement décent. J’ai vu deux personnes en fauteuil roulant et une vieille femme remonter difficilement une route escarpée à l’intérieur du centre. Il y avait aussi des jeunes femmes et des hommes âgés.

L’Europe n’a aucune excuse

Néanmoins, ce qui m’a le plus choquée, c’est le nombre d’enfants maintenus en détention dans des conditions misérables et indécentes, sans accès à une nourriture correcte ou à une éducation, et même privés de la possibilité de jouer, comme le font les enfants. Il y en avait partout, j’en voyais courir, dormir, assis dans des poussettes. Je n’aurais jamais imaginé que des enfants, des femmes enceintes, des personnes âgées qui, pour la plupart fuient la guerre, se retrouveraient un jour derrière des barbelés, face à des frontières fermées sur le sol européen. Et je ne trouve aucune excuse acceptable à l’Europe.

L’Union européenne, qui n’est pas parvenue à mettre en place de plan de relocalisation des centres de crise vers les pays européens, montrant ainsi qu’il n’existait pas de véritable consensus stratégique au sein des États membres, essaye désormais de cacher le problème en renvoyant les réfugiés et laissant la Turquie assumer ses responsabilités à sa place. Je crains que les citoyens européens n’aient aucune idée de l’accord indigne que les États ont signé en leur nom. S’ils en avaient conscience, ils auraient honte, seraient malades et fous de rage, ils se sentiraient trahis, comme moi.


Depuis juillet 2015, MSF effectue des consultations médicales, propose des activités de soutien psychologique et distribue des kits de secours aux migrants et aux réfugiés, et aménage des points d'eau et des installations sanitaires dans le camp de Moria de Lesbos. MSF a mené 24 314 consultations sur l'île de Lesbos, dont 12 526 dans le centre de Moria. Nos équipes ont également mis en place des transports entre le nord de l'île et les centres d'enregistrement de Moria. Le 13 mars, MSF avait déjà transporté 12 952 nouveaux arrivants.

Toutefois, suite à la signature de l'accord UE-Turquie qui a converti le hotspot de Moria en camp de détention, MSF a décidé d'y suspendre l'ensemble de ses activités et de ne pas prendre part à un système dont l'objectif principal est d'endiguer le flux de migrants et de réfugiés sans prendre en compte leurs besoins humanitaires et de protection. À l'heure actuelle, les normes humanitaires minimales ne sont pas respectées et la sécurité des occupants du camp n'est pas assurée à Moria. En outre, le manque d'informations sur le statut de réfugié/migrant et de clarté des procédures en rajoute à leur frustration et n'offre pas de garanties suffisantes.
 

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