Les sacrifiés du développement

Des dizaines de milliers d'enfants souffrent de malnutrition au Niger.
MSF a déjà admis dans ses programmes près de 9.000 enfants depuis
janvier dans les provinces de Maradi et Tahoua. Jean-Hervé Jezequel,
chercheur en sciences sociales, a passé deux semaines au Niger pour
mieux comprendre le fonctionnement du dispositif de sécurité
alimentaire qui a subi de profonds changements ces trente dernières
années.

Quelle est la politique de prévention et de gestion des crises alimentaires au Niger ?
Sans magnifier le passé, on peut affirmer qu'avant les années 1980, il y avait un système contraignant de contrôle des prix sur les produits vivriers. L'OPVN, l'office des produits vivriers du Niger, imposait, parfois avec l'appui des forces de sécurité, le contrôle des prix face aux commerçants.
Au cours des années 1980, les politiques d'ajustement structurels ont conduit l'Etat nigérien à démanteler ce système qui contraignait la libre loi des marchés. Pour le remplacer, les principaux bailleurs de fonds (France, Union Européenne), les institutions onusiennes (PAM, FAO,...) et l'Etat se sont associés pour élaborer en 1998 un nouveau cadre de sécurité alimentaire dénommé " le dispositif ". Ce dernier est doté d'un stock national de sécurité et d'un fonds d'intervention.

En 2000, la stratégie opérationnelle de sécurité alimentaire (SOSA) a précisé la philosophie du " dispositif ". Elle en pose les deux objectifs principaux : l'un est l'amélioration durable de la sécurité alimentaire et la prévention, l'autre est la gestion des crises alimentaires. La SOSA précise qu'il ne doit pas y avoir de hiérarchisation entre ces deux objectifs, la politique à long terme, de développement et l'assistance à court terme, en cas de crise, sont considérés comme complémentaires. Il est également écrit que " la sécurité alimentaire est un service public ". C'est ce qui existe dans les textes. Dans les faits, c'est tout autre chose.

Face à la crise alimentaire actuelle, quelle est la réponse ?
Presque sans caricaturer, on répond à une situation d'urgence en construisant des digues pour développer l'agriculture irriguée ! Les outils utilisés sont ceux du développement, souvent inadaptés à la situation d'urgence actuelle. Par exemple les banques céréalières, créées dans la précipitation, n'ont rapidement plus de fonds pour fonctionner, le capital prêté au départ ne peut pas être remboursé. Le dispositif utilise également les ventes à prix modéré. Mais les volumes sont nettement insuffisants pour permettre de peser réellement sur le marché. Cela n'a pas été efficace pour faire baisser le prix du mil.
Ensuite, ces ventes, ne sont pas adaptées pour permettre l'accès à la nourriture aux populations les plus vulnérables. Qu'est-ce qu'une vente à prix modéré ? C'est permettre à un agriculteur d'acheter un sac de mil deux fois plus cher que le prix auquel il le produit soit 10000FCFA à l'achat subventionné contre 4000à 6000 FCFA à la vente en octobre. Mais on continue avec cet outil, parce que l'assistance d'urgence, c'est-à-dire les distributions gratuites, sont considérées comme une solution d'ultime recours que l'on répugne à utiliser. Ainsi, début juin, lors d'une réunion de la Commission mixte de concertation, l'organe décisionnaire du " dispositif " réunissant représentants de l'Etat et bailleurs de fonds, le gouvernement du Niger a déclaré que malgré la gravité de la crise alimentaire, il n'organiserait aucune opération de distribution gratuite.

Du côté des bailleurs, la seule réaction politique à cette déclaration est venue de l'ambassadeur de France qui s'est félicité d'une " politique qui ne déstabilise pas les marchés ". L'ambiance était presque surréelle : faisant fi de la situation d'urgence alimentaire, le sort des populations en danger était tranquillement subordonné à des impératifs de respect du jeu économique. Comble de l'ironie, ce marché est déjà complètement déstabilisé par les grands spéculateurs dont beaucoup sont étroitement liés au pouvoir en place.
Pour résumer, la sécurité alimentaire, telle qu'elle est appliquée au Niger, privilégie le long terme sur le court terme, le développement sur l'assistance, le marché sur le service public. Elle fait le choix d'abandonner les populations du temps présent en prétendant préparer la protection des générations futures.
On entend beaucoup dire parmi les ambassades et les représentants des institutions onusiennes, que la malnutrition a une cause culturelle : au Niger, les enfants ne comptent pas, ils sont négligés donc la malnutrition est forte. Pour se persuader du contraire, il faut simplement visiter le CRENI de Maradi et observer les relations des mamans avec leurs enfants. Au vu de la gestion de la sécurité alimentaire par les institutions internationales et le gouvernement, on peut se demander qui aujourd'hui néglige réellement le sort des enfants nigériens.
illustration
CRENI de Maradi

Le système d’alerte précoce est pourtant chargé de veiller à l’état sanitaire de la population ?
Mais ce n'est pas l'état sanitaire qui est étroitement surveillé, c'est le déficit céréalier ! Pourquoi connaît-on à la tonne près le déficit céréalier et ne sait-on pas combien d'enfants souffrent de malnutrition et où ? Les informations sanitaires n 'existent pratiquement pas depuis que USAID a suspendu son soutien au Système National d'information Sanitaire (SNIS) en 1997 ! Dans quelle mesure, ce manque de données ne reflète t-il pas le désintérêt de la communauté internationale et de l'Etat nigérien pour sa population ? Tout ce qu'on peut dire, c'est que les moyens sont centrés sur la mesure de la production céréalière et sur l'état du marché, pas sur l'état de santé de la population. Or l'un n'est pas forcément représentatif de l'autre. D'abord parce que la malnutrition dépend en partie de l'accès aux soins, pas uniquement de l'accès à la nourriture. Ensuite on part du principe que la crise alimentaire est liée aux mauvaises récoltes mais la réalité est bien plus complexe. Enfin il ne faut pas oublier que le calcul de la vulnérabilité est politique, puisque l'aide alimentaire va en dépendre. Chacun a intérêt à ce que son village ne soit pas oublié. Donc les zones de vulnérabilité sont définies avec des critères plus ou moins pertinents. Les dates d'intervention aussi... Cette année, les ventes à prix modérés ont débuté en novembre, un mois avant les élections présidentielles. Ce n'est sans doute pas un hasard que les gens des campagnes appellent les VPM " l'opération spéciale président ".

Si la crise n’est pas due uniquement au déficit céréalier, que s’est-il passé ?
C'est très complexe et toute réponse est nécessairement partielle. Mais ce ne sont pas automatiquement les villages qui ont eu les plus mauvaises récoltes qui ont le moins de ressources. Par exemple, au nord de la zone agro-pastorale, l'exode est une importante source de revenus qui complète et parfois dépasse la production agricole. Ce sont les revenus de l'exode qui permettent de passer la période de soudure. La perturbation des circuits migratoires en direction de la Côte d'Ivoire ou du Togo peut avoir des conséquences directes sur la situation alimentaire dans ces villages...

Et cette crise n'a pas débuté en 2004 avec les mauvaises récoltes ! Dans toute la zone sud, la zone agricole, notamment Maradi, les agriculteurs vendent une partie de leur production à la fin de la récolte, vers octobre. C'est la principale source de revenus, pour avoir de l'argent pour les mariages, les vêtements, enfin pour la vie sociale. Mais s'ils se trouvent à court de réserve à la soudure, entre juin et septembre, ils doivent souvent racheter du mil à des prix beaucoup plus élevés, des prix en pleine explosion cette année. Au mois d'octobre le sac de 100 kilos est vendu entre 4000 et 6000FCFA, cette année, au mois de juin, il est vendu jusqu'à 23000FCFA sur les marchés.
Le pouvoir d'achat a diminué mais comme le mil est un produit vivrier, indispensable, les agriculteurs n'ont pas eu d'autre choix que de s'endetter. On revient alors au troc, un sac de 100 kilos donné maintenant contre quatre ou cinq rendus à la récolte. Un taux d'intérêt de 400 à 500% ! L'échec de la politique de développement conjuguée au fonctionnement spéculatif du marché des céréales se traduit par l'endettement de toute une partie de la population.
La malnutrition ne dépend pas uniquement des ressources, qui elles-mêmes ne dépendent pas uniquement de la production agricole.
Si dans les textes, le dispositif ne renonce pas à porter secours aux populations victimes de crise alimentaire, dans les faits, la priorité est donnée à la politique de développement sur l'assistance à court terme. De peur que l'aide aux victimes de crise alimentaire ne perturbe la constitution d'un marché efficace, le dispositif répugne à recourir à des mesures d'urgence de type distribution gratuite.

Photos : © Anne Yzebe / MSF

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