« Je veux te raconter, le souvenir est encore vif », Amal, infirmière réfugiée en Turquie, témoigne

La coordinatrice du projet MSF dans le camp d'Akcakale rend visite à une famille de réfugiés syriens.
La coordinatrice du projet MSF dans le camp d'Akcakale rend visite à une famille de réfugiés syriens. © Diala Ghassan/MSF

Alison Criado-Perez est infirmière et travaille avec MSF depuis 2007. Elle raconte ici sa rencontre avec Amal, une réfugiée syrienne elle aussi infirmière, vivant dans le camp de transit d’Akcakale, à la frontière turque, avec son mari et ses deux enfants âgés de 5 et 7 ans. Amal travaille à nouveau comme infirmière : elle a intégré l'équipe médicale de la clinique tenue par MSF et la municipalité dans le camp.

Amal, infirmière originaire de Homs, a fui la Syrie avec sa famille pour ne pas être confrontée à l’horreur. « Le mur s’est effondré sur nous. En pleurs, les enfants se plaignaient de la douleur d’un bras ou d’une jambe cassés. On ne pouvait pas quitter la maison pour se rendre à l’hôpital, car des tireurs embusqués, positionnés sur les toits, tiraient sur quiconque mettait le nez dehors. Nous avons rassemblés les enfants dans la salle de bains, loin des fenêtres. L’attente a commencé... » Les yeux marron d’Amal s’emplissent de larmes à mesure de son récit. Je la prends dans mes bras.

Je lui demande : « Veux-tu qu’on arrête ? ». « Non, ça va, je veux te raconter. Le souvenir est encore vif… »

Nous sommes à la frontière turco-syrienne, dans un camp de réfugiés en transit. Amal est arrivée ici il y a 3 semaines avec son mari et deux enfants en bas âge, Ahmed et Ghazal. Ils ont traversé la frontière depuis la Syrie, en quête de sécurité. Il y a 5 ans, lorsque la guerre a éclaté, elle vivait dans une maison avec sa famille et était employée à l’hôpital de Homs. Aujourd’hui, sa vie se résume à une petite tente, parmi les 500 que compte ce camp, dans cette ville à la frontière turque.

« On vivait dans le quartier de Baba Amr, à Homs. Les bombes ont été larguées tôt le matin. Il y avait des tanks dans les rues, ainsi que des tireurs embusqués. On a dû attendre midi pour pouvoir partir à l’hôpital. On s’est servi de bouts de bois et d’écharpes pour faire office d’atèle pour les bras et les jambes des enfants. Mon mari avait un bras cassé, il a dû conduire d’une main. »

L’histoire d’Amal n’en est qu’une parmi tant d’autres. Après 5 ans de guerre et la moitié de la population syrienne déplacée, il existe des milliers, des millions d’histoires comme celle-ci.

Mais la sienne n’en est pas moins douloureuse. « C’était tellement dangereux. Des soldats faisaient irruption, tôt le matin, dans les maisons. Parfois, ils enlevaient les femmes et les violaient. On n’osait pas sortir de la maison. J’ai vu une femme sortir chercher son fils pour le ramener à l’intérieur ; je l’ai vu se faire tirer dessus, et s’effondrer au sol… » Ses yeux s’emplissent une nouvelle fois de larmes, tout comme les miens. C’est si brutal, si tragique et cela paraît sans fin.

Le camp d'Akcakale, en février dernier.

Le camp d'Akcakale, en février dernier. © Diala Ghassan/MSF

« Le jour du bombardement, on n’est jamais arrivés à l’hôpital. Des soldats nous ont arrêtés en disant que si l’on venait de Baba Amr, on devait être des terroristes. Ils nous ont dit de faire demi-tour. En arrivant à la maison, tout était détruit. On n’avait plus rien. Un voisin nous a dit que c’était dangereux pour nous de revenir ici, que l’on devait partir. »

La famille est donc partie vers Deir ez-Zor, une ville de l’autre côté de la Syrie. « Il y avait aussi des bombardements et des tirs d’obus, là-bas. Les hôpitaux étaient pris pour cible. »

Elle me parle de son travail au service des urgences. « Il y avait d’innombrables blessés de guerre, des blessures horribles : par balles, par tirs d’obus ou suite aux bombardements ». Son visage devient blême à mesure de son récit. « Un homme a été amené, il était coupé en deux, son corps n’était retenu que par les tissus de sa peau. Il avait été blessé par l’obus d’un tank. »

Je me demande comment cette jeune femme qui n’a que 34 ans peut supporter ce qu’elle a vu. D’ailleurs, le pire est à venir. Alors qu’Amal poursuit, mon interprète en langue arabe a le souffle coupé et se prend la tête dans ses mains. « Chaque jour, l’État islamique amenait des gens et les décapitait devant nous. Ils suspendaient les têtes dans le square. Je ne voulais pas que les enfants voient ça. C’est ainsi qu’on a décidé qu’il fallait partir. Dans tous les cas, c’était dangereux pour nous. Mon mari et mon fils avaient déjà été emprisonnés deux fois alors qu’ils marchaient dans la rue à l’heure de la prière ». Ahmed, le fils d’Amal, n’a que 7 ans.

Je lui demande comment elle a réussi à franchir la frontière. « J’ai pris l’identité de membres de ma famille. Ensuite, on a pris des bus, beaucoup de bus : d’abord pour Damas, puis pour Homs, ensuite pour Hama, et enfin pour Idleb, où on a pu traverser la frontière ».

« L’armée nous a arrêtés sur le chemin. Ils m’ont montré une liste de mes frères et sœurs, qui portent le même nom, et m’ont dit qu’on était recherchés par le régime. J’ai fait semblant d’être folle, de ne rien comprendre à ce qu’ils me disaient. Elle rit en racontant cela, tout comme le médecin syrien qui a entendu ce qu’elle disait. C’est une blague connue qui dit que les gens de Homs sont tous fous, de toute façon. »

« La frontière était ouverte, mais on a dû payer. On est arrivés ici sans un sou. J’ai réussi à conserver mon téléphone en le cachant dans le pantalon de mon fils… » Elle rit encore. Sa ténacité est prodigieuse.

L'aire de jeux installée par MSF dans le camp d'Akcakale.

L'aire de jeux installée par MSF dans le camp d'Akcakale. © Diala Ghassan/MSF

Alors que nous discutons, Ghazal, la fille d’Amal âgée de 5 ans, s’amuse à côté de nous, avec un bout de plastique coloré. Je lui demande ce qui lui manque le plus parmi les choses qu’elle a laissées en Syrie. « Mon ours en peluche. Il était grand, grand comme ça… » Elle écarte grand ses bras. « Il était blanc et rouge, et s’appelait Lulu ». Je me demande si je peux trouver un autre ours semblable dans cette petite ville au bord de la frontière.

Si Amal et son mari ont tout fait pour protéger et éviter le pire à leurs enfants, ils portent tout de même des stigmates de la guerre : les deux ont été blessés lors du bombardement. Amal me précise qu’Ahmed recommence à mouiller son lit. Il reçoit l’aide de l’équipe psychosociale du camp.

Aujourd’hui, Amal et sa famille sont en sécurité. Amal met à nouveau ses compétences d’infirmière à disposition : elle a intégré notre équipe médicale dans la petite clinique de soins que nous avons ouverte dans le camp, conjointement avec la municipalité.

À mesure que l’on discute, j’observe les rangées de tentes et les dizaines d’enfants qui jouent sur les graviers ; un petit monte dans un carton vide provenant d’une livraison, un groupe de garçons plus âgés a trouvé une surface lisse pour jouer aux billes. Des enfants qui devraient, qui voudraient être à l’école. Leurs mères, assises en groupe devant les tentes, discutent et attendent.

Je me demande combien de temps encore ils devront vivre dans l’incertitude. En arabe, Amal signifie « espoir ». Une infime lueur d’espoir est la seule chose à laquelle ils peuvent s’accrocher.

Ce témoignage a été initialement publié en anglais le 25 avril 2016 sur le site Middle East Eye

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