"Chroniques palestiniennes - Dans les nerfs de la guerre".

Depuis le début de la deuxième Intifada, en septembre 2000, des équipes de Médecins Sans Frontières composées de médecins et de psychologues apportent une aide médicale et psychologique aux populations civiles palestiniennes d'Hébron et de la bande de Gaza.Le recueil "Chroniques palestiniennes" est le résultat de leur travail. Il est le témoignage de la réalité quotidienne d'une population prise dans la guerre et soumise à des souffrances le plus souvent ignorées. Ces "Chroniques palestiniennes" ont été écrites par ceux qui sont passés dans les missions de Médecins Sans Frontières à Gaza et Hébron depuis septembre 2000 : psychologues, psychiatres, médecins, administrateurs, logisticiens... "Sommé de choisir son camp, l'humanitaire se doit de préserver son indépendance." Extrait.

» MISE A L'EPREUVE
par le Dr Jean-Hervé Bradol, président de Médecins Sans Frontières.

Visite de la vieille ville de Jérusalem, un collègue palestinien me guide sous un soleil d'hiver. Premier dilemme, quel sanctuaire visiter ? L'entrée de la mosquée est interdite au non-musulman par les policiers d'Israël. Des gamins en uniforme mettent le visiteur en demeure de dire quel dieu il prie et l'autorise ou non à se rendre sur le lieu de culte. Des boutiques de souvenirs vendent des affiches où le Temple reconstruit s'élève en lieu et place de la mosquée Al-Aqsa. Le ton est donné. Dans chaque camp, au nom de l'histoire et de la religion, les extrémistes légitiment l'emploi de la violence et s'autorisent à prédire un avenir débarrassé de l'autre. La présence symbolique des prophètes, au milieu de vieilles pierres, sert d'argument pour appeler chacun d'entre nous, même l'étranger de passage, à prendre parti quitte à effacer de sa conscience le visage de l'adversaire, son humanité, ses droits et sa souffrance. Dangereux prélude à une forme d'effacement plus radical encore : l'expulsion par la violence ?

Ma deuxième étape est la bande de Gaza. Mes collègues entreprennent de m'expliquer la géographie si particulière de cette petite bande de terre. Derrière leurs discours pointe une inquiétude : va-t-il être capable de comprendre? De comprendre cette injustice et la souffrance qu'elle entraîne. De comprendre qui est le fort et qui est le faible. De comprendre de quel côté il faut être. Commence alors en guise de démonstration un parcours jalonné de maisons rasées, de champs de fraises dévastés, d'oliviers arrachés, de routes interdites où d'autres circulent comme des ombres, de miradors, de chars d'assaut, de petites forteresses militaires en béton... Gaza ressemble à un immense camp de détention à ciel ouvert, surveillé à partir de la terre, de la mer et des airs par des machines de guerre (avions, hélicoptères, blindés et bateaux) dont les pilotes n'ont pas de visage. Mes interlocuteurs palestiniens parlent comme d'une personne du char gardant le bout de la route ou du missile aperçu en train d'hésiter entre deux trajectoires. Les soldats israéliens restent à l'abri de leurs blindages et à distance. Ils ne parlent pas, ils tirent.

Sinistre dialogue de sourds

En Cisjordanie aussi, les Palestiniens sont bouclés. Ils ne peuvent se rendre en Israël et se déplacent très difficilement d'une ville à l'autre. Pour eux aussi le visage de l'ennemi est une machine sans âme qui menace leur vie à chaque instant. Les centaines de civils tués depuis le début de cet épisode du conflit le confirment : plus on désire se séparer, moins on se voit et plus on se tue. Les Palestiniens rencontrés disent leur extrême lassitude de ne pas être maîtres de leurs destins, d'avoir à subir les diktats de l'Etat israélien. Travail, transports, ravitaillement, sécurité, soins médicaux... tout dépend de la bonne volonté israélienne. Une vie entière faite de brimades imposées par une armée étrangère. Comment ne pas se révolter ? Quelle est la valeur d'une telle vie ? Vaut-elle la peine qu'elle occasionne ? Beaucoup se posent la question. Certains répondent non et partent, bardés d'explosifs, se faire sauter dans des lieux publics afin d'entraîner dans leur mort le plus d'Israéliens possible et d'affirmer ainsi leur refus d'une vie devenue invivable. Ceux qui leur fournissent les explosifs font d'autres calculs bien plus cyniques.

En Israël, chaque action de la vie quotidienne se déroule dans la crainte d'être victime d'un attentat ou d'y perdre un proche. A chaque instant la terreur peut faire irruption dans le quotidien. Mentionner les attentats est souvent la première réaction de mes interlocuteurs israéliens à mes propos relevant les comportements coupables de l'armée israélienne dans les Territoires. Des Palestiniens justifient les attentats contre les civils en déclarant qu'il n'y a pas de civils en Israël puisque chaque citoyen, homme et femme, accomplit, a accompli ou accomplira, son service militaire et ses périodes de réserve. Sinistre dialogue de sourds où on trouve toujours une bonne raison pour justifier la mort de personnes ne portant aucune responsabilité dans les affrontements, à condition, bien sûr, qu'elles appartiennent au camp adverse.

Pourtant, dans la gestion de ce conflit, le discours victimaire ? victimes du terrorisme palestinien ou de la colonisation israélienne selon les camps ? occupe une place centrale dans les propagandes guerrières au point d'en faire émerger deux figures emblématiques, la victime éternelle et la victime de la victime éternelle. Pour le secouriste, avant d'être une rencontre lors d'un acte de soins ou d'assistance, la victime est tout d'abord, et avec une intensité rarement égalée dans d'autres conflits, une icône permettant de faire oublier sinon de justifier l'emploi de formes de violences contraires au principe d'humanité, au droit international et à une politique visant à l'établissement de la paix. L'invitation faite à l'étranger de rejoindre l'un ou l'autre camp s'accompagne d'une obligation de complaisance vis-à-vis de ces formes criminelles de violence dont les attentats meurtriers contre les civils israéliens et, moins spectaculaires mais au total plus meurtriers, les tirs de l'armée israélienne sur les civils palestiniens sont deux exemples parmi d'autres. Pour se déployer avec qualité, l'action humanitaire doit se dégager des représentations politiques qui manipulent la diversité des origines, des croyances spirituelles et des souffrances en une invitation à nier l'humanité de l'adversaire, à réduire un peuple tout entier à une seule figure : soit terroriste, soit colon.

Un ordre instauré par la violence

D'ordinaire, ce sont les secours aux blessés, aux affamés, aux exilés vivant dans une extrême précarité qui occupent nos équipes dans les pays en guerre. Ici, déplacés et réfugiés constituent la majorité d'une population en exode depuis des décennies. Elle revendique la création d'un Etat sur ce qui lui reste du territoire où elle vivait autrefois et où aujourd'hui elle tente de survivre. Elle a eu le temps d'apprendre à soigner ses blessés, ses malades et d'établir une politique de santé publique. Elle reçoit de nombreux soutiens de l'étranger. Du côté israélien, les moyens sont disponibles pour soigner les soldats blessés et porter assistance aux victimes civiles d'attentats. Produit d'une guerre cruelle mais de basse intensité et étalée sur des décennies, un ordre permanent a été instauré par la violence. Certains sont au dessus et d'autres en dessous. Ainsi ces occupants des premiers étages de certaines maisons des ruelles étroites des vieilles villes de Jérusalem ou d'Hébron, qui jettent par les fenêtres leurs ordures sur la tête de leurs voisins vivant au niveau inférieur afin de les inciter à débarrasser le plancher. Cette pratique explique l'étonnante présence, du moins pour un visiteur, de grillages déployés à l'horizontale, séparant le rez-de-chaussée des ruelles des étages supérieurs et à travers lesquels on voit un ciel constellé de détritus. Dans d'autres lieux où Palestiniens et Israéliens sont en contact ? zones d'habitations bordant les implantations ou les positions militaires israéliennes ? les échanges ne se limitent pas aux ordures. Des combattants palestiniens s'infiltrent pour tirer sur les militaires ou sur les habitants des colonies. Des civils palestiniens sont tirés comme des lapins au fusil à lunette au moindre mouvement paraissant suspect aux soldats israéliens. Leurs maisons sont occupées ou détruites en guise de punition collective pour des actions armées menées par d'autres ou plus simplement parce qu'elles jouent un rôle dans le dispositif sécuritaire israélien. Les Palestiniens de ces quartiers sont en permanence confrontés au deuil, aux blessures physiques et psychiques, aux arrestations, dans une misère sans cesse croissante due au blocus économique. C'est avec eux que nous travaillons dans la bande de Gaza et à Hébron. Nous leur apportons une assistance médicale, psychologique et sociale à leur domicile que les affrontements transforment en une part de ligne de front. Les " Chroniques palestiniennes " sont le recueil des récits issus de ce travail.

La résistance humanitaire

Nous travaillons dans les Territoires depuis bientôt dix ans. Médecins et psychologues constatent chaque jour dans leur activité clinique le profond traumatisme que subit la population. Si, dans cette crise, la présence de Médecins Sans Frontières n'a pas la même ampleur qu'en Angola, en Tchétchénie ou en Afghanistan, cela ne signifie pas que les souffrances de la population palestinienne soient moins intenses. L'aide aux personnes affectées par les conflits armés ne peut se réduire à nourrir, abriter ou réparer des corps. Seuls les principaux intéressés peuvent dire où se situent les limites de l'acceptable en matière d'atteinte à la dignité humaine. Sur ce point, la réponse des Palestiniens est claire : ils n'acceptent pas le sort qui leur est fait et beaucoup se disent prêts à mourir pour cela. L'autre réalité qui limite notre action tient aux capacités propres de mobilisation, d'expression publique et d'organisation de la société palestinienne.

Cette situation pourrait changer. Des coups très sévères ont été portés au cours des derniers mois à cette capacité de résistance. Comme l'indiquent les tirs sur les civils, les ambulances et les hôpitaux, comme le montre le refus par les autorités israéliennes d'une commission d'enquête sur les violences à Jénine, l'occupation militaire se durcit. Cette nette dégradation, attestée par un grand nombre de morts et de blessés civils survenu en quelques semaines, ne laisse rien présager de bon pour l'avenir. Dans la spirale des violences ? bombes humaines palestiniennes, sanglantes punitions collectives israéliennes ? qui résulte de l'occupation, les espoirs d'un compromis s'amenuisent de jour en jour, laissant une place grandissante aux radicaux des deux camps. Le projet actuel du gouvernement israélien de boucler la population de Cisjordanie dans les villes, derrière des clôtures, s'accompagne de pressions sur les organisations humanitaires pour qu'elles deviennent les assistantes sociales d'un système oppressif visant à enfermer un peuple entier dans des camps de détention à ciel ouvert. L'aide humanitaire internationale, qui ne jouait jusqu'à présent qu'un rôle périphérique dans ce conflit, risque de se voir attribuer un rôle d'auxiliaire de gardien de prison au coeur d'un impitoyable système de domination et de ségrégation. Après la capacité de résistance de la population palestinienne, c'est maintenant l'indépendance des secouristes étrangers qui va être mise à l'épreuve...

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