27 septembre 2004 : Les traumatismes des déplacés d'une guerre sans fin

Contrairement aux affirmations des autorités russes, la guerre en Tchétchénie se poursuit. Au début de l'année, nous avons réalisé une enquête quantitative auprès des personnes déplacées en Tchétchénie et en Ingouchie. Cette étude montre les conditions de vie inacceptables de ces populations, les conséquences sur leur état de santé et les traumatismes engendrés par cette situation désastreuse.

Le conflit armé en République tchétchène et les abus contre les populations qui en découlent se poursuivent, en dépit des affirmations répétées de responsables russes et de l'administration tchétchène pro-russe, selon lesquels la situation serait en train de se normaliser (1). On estime à 260 000 le nombre de déplacés internes depuis le début du conflit, il y a dix ans de cela.
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Tchétchénie, décembre 1999
56% des personnes interrogées ont été déplacées entre deux et cinq fois depuis 1994. 86% expriment le désir de rentrer chez elles, mais 78% des habitants de logements temporaires en Tchétchénie expliquent que cela est impossible car leur maison est détruite.
Mi-2004, quelque 52 000 personnes se trouvent encore dans la république voisine d'Ingouchie. La plupart d'entre elles vivent dans des lieux insalubres : camps de tentes ou logements improvisés tels que wagons, fermes abandonnées, ou encore usines et dépôts désaffectés.
Retours forcés en Tchétchénie
Depuis le mois de septembre 2003, les autorités russes et ingouches font peser de lourdes pressions sur les déplacés pour qu'ils quittent l'Ingouchie et retournent en Tchétchénie. Là, le système de santé publique et les autres services publics sont dans un état désastreux. De plus, l'insécurité dans la région restreint fortement la mobilité des organisations humanitaires, qui ne peuvent que difficilement se déplacer pour venir en aide à la population.

Au début de cette année, nous avons réalisé une enquête de santé quantitative (2) auprès des populations déplacées, dans leurs logements de fortune en Ingouchie et dans les centres d'hébergement temporaires tchétchènes. L'objectif : obtenir des informations sur l'histoire des déplacements, sur les conditions de vie et sur l'état de santé général et psychosocial des personnes déplacées. Les résultats montrent que, tant en Ingouchie qu'en Tchétchénie, les personnes déplacées vivent dans l'insécurité et dans des conditions de vie inacceptables.
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Tchétchénie, octobre 2003
18% des personnes interrogées en Tchétchénie n'ont pas d'abri chauffé.
En Ingouchie, les abris de plus d'un tiers des personnes interrogées ne les protègent ni du vent ni de la pluie, et 40% n'ont pas de source de chaleur en hiver.

Déplacements répétés et violence omniprésente
La plupart des personnes vivant dans les camps et les centres d'hébergement temporaires ont été déplacées une première fois, en 1994 ou 1999, périodes particulièrement intenses du conflit. Elles ont dû ensuite se déplacer plusieurs fois d'un camp à l'autre. Les personnes interrogées confient qu'elles ne sont pas retournées chez elles soit en raison de l'insécurité, soit parce que leur maison a été détruite.
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Tchétchénie, octobre 2003
Un tiers des personnes rentrées en Tchétchénie expliquent leur retour par les conditions de vie difficiles en Ingouchie. 14% ont été contraintes au retour. Une personne sur dix est rentrée car elle pensait que la situation se normaliserait.
La majorité des personnes interrogées ont subi des échanges de tirs ou des bombardements aériens ainsi que des tirs de mortier. Plus d'une personne sur cinq a assisté à des tueries et une sur deux a vu un membre de sa famille se faire maltraiter. Environ 90% des personnes qui vivent dans des camps tchétchènes et 80% de celles qui vivent en Ingouchie ont perdu un de leurs proches à cause de la violence liée au conflit.
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Tchétchénie, décembre 1999
Depuis le début du conflit, plus du quart des personnes interrogées ont des amis "disparus".
Près de 15% des personnes interrogées ont assisté au décès d'un membre de leur famille proche.
Un sentiment d'insécurité qui perdure
Le conflit tchétchène continue de perturber la vie des gens. En Ingouchie, plus d'un tiers des personnes disent se sentir menacées par l'insécurité ambiante tandis qu'en Tchétchénie, ce sont deux tiers des personnes interrogées qui craignent pour leur sécurité. 7% des personnes en Tchétchénie et 9% en Ingouchie ont perdu un membre de leur famille au cours des deux mois qui ont précédé l'enquête, la plupart à cause de la violence qui règne dans la région. L'arrestation ou la disparition d'amis et de voisins est monnaie courante des deux côtés de la frontière.
Les effets néfastes de ce conflit sur la santé des personnes déplacées sont nombreux. Mais, en Tchétchénie comme en Ingouchie, l'accès aux médicaments et aux services de santé sont un problème majeur. Maux de tête et douleurs articulaires sont très courants au sein de ces populations ? symptômes traduisant un stress mental important. Plus des deux tiers (80% en Tchétchénie, 67% en Ingouchie) des personnes interrogées affirment que ce conflit a provoqué chez elles des perturbations psychologiques.
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Ingouchie, octobre 2003
Deux-tiers des personnes interrogées en Tchétchénie et un tiers en Ingouchie déclarent ne pas se sentir en sécurité.
Selon les parents, les deux principales conséquences du conflit sur les enfants sont le manque de scolarisation et la peur.
Des conditions de vie inacceptables
De manière générale, les conditions de vie des populations déplacées en Ingouchie et en Tchétchénie sont inacceptables. Ces personnes ne peuvent se protéger des intempéries, leurs logements de fortune sont insalubres et la pénurie de nourriture règne dans les deux Républiques. Les moyens sont insuffisants pour fournir des soins sur le plan physique et mental. Par ailleurs, de nombreuses personnes vivent continuellement dans la peur (une sur trois en Ingouchie, le double en Tchétchénie). Elles demeurent dans ces conditions depuis des années et les résultats de notre enquête montrent qu'aujourd'hui encore, la situation est désastreuse.

La politique actuelle, qui consiste à déplacer contre leur volonté des personnes d'un lieu précaire et peu sûr à un autre, ne peut qu'aggraver la situation de cette population déjà très affaiblie. Les autorités russes doivent garantir un environnement sûr, assurer la protection des civils et leur permettre de vivre dans des conditions acceptables tout en leur garantissant l'accès aux services de santé. Quant à la communauté internationale, elle devrait accorder plus d'attention à ce conflit, largement ignoré cette dernière décennie.

Photos: Olivier Jobard / SIPA Press; Eddy van Wessel

(1) Amnesty International, République tchétchène : " Normalisation " aux yeux de qui ?, http://web.amnesty.org/library/Index/FRAEUR460322004 (consulté le 4 août 2004).
(2) Jong K, van de Kam S, Ford N, et al., The trauma of ongoing war in Chechnya: quantitative assessment of living conditions, and psychosocial and general health status among war displaced in Chechnya and Ingushetia.

Cet article est a fait l'objet d'une publication, en anglais, dans la revue The Lancet, vol. 364, 11 septembre 2004

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