Naufrage en Libye : « il n'y a pas de mots pour décrire de telles souffrances »

Piégés dans la Moria
Mai 2018, Lesbos, Grèce: des milliers de gilets de sauvetage ont été laissés par les migrants à leur arrivée sur l'île.  © Robin Hammond/Witness Change

Anne-Cecilia Kjaer, responsable des soins infirmiers avec Médecins Sans Frontières (MSF) en Libye, est intervenue auprès de rescapés du naufrage au large de Khoms le 25 juillet. Elle retrace cette intervention et partage sa colère face à un autre drame qui frappe les réfugiés et migrants cherchant à fuir la Libye.

« Nous avons reçu un appel hier matin nous informant que des personnes avaient été débarquées à la base militaire de Khoms. Nous sommes arrivés vers 10 h 30. Notre équipe était composée d'un médecin, de deux infirmiers et d'un chauffeur.

Il y avait environ 80 rescapés, la plupart originaires d'Érythrée, du Soudan, d'Égypte et du Bangladesh. C'était une journée très chaude. Les gens étaient assis contre un mur pour se mettre à l'ombre. Ils étaient à peine vêtus – certains ne portaient qu'une serviette ou un sous-vêtement. Ils étaient juste assis à l'ombre, sous le choc.

Nous avons identifié les cas critiques : certains avaient avalé et inhalé beaucoup d'eau de mer et étaient en détresse respiratoire. Certains étaient dans un état visiblement critique, allongés sur le sol, cyanosés, avec une peau de couleur grise à cause du manque d'oxygène. Ils étaient vraiment mal en point.

Notre médecin a examiné les cas urgents; nous avons posés des perfusions et appelé une ambulance pour les emmener à l'hôpital. Au total, nous avons transféré sept personnes dans des hôpitaux locaux.

Un Soudanais qui a été sauvé des flots a raconté à notre équipe qu'il avait vu sa femme et ses enfants se noyer. Il était sidéré, sous le choc.

Une fois la situation stabilisée, nous sommes passés voir chaque personne pour traiter les problèmes médicaux moins graves et distribuer de l'eau et de la nourriture. Les gens avaient tellement soif. Plusieurs heures s'étaient écoulées depuis que le bateau avait commencé à couler, et la température était d'environ 40 degrés.

Les rescapés présentaient des blessures légères et des douleurs à l'estomac causées par l'ingestion d'eau, et ils étaient surtout épuisés et traumatisés. Ceux à qui j'ai parlé avaient longtemps été entre les mains de trafiquants et se trouvaient généralement en mauvais santé –  ils souffraient visiblement de malnutrition et d'anémie.

Les survivants nous ont dit qu'ils avaient quitté la côte libyenne mercredi soir au coucher du soleil, vraisemblablement à bord de trois bateaux attachés les uns aux autres. Certains ont affirmé que leur bateau avait été endommagé, puis que l'eau avait commencé à s’y infiltrer. Quand ils ont compris qu’ils n'arriveraient pas à destination, ils ont essayé de faire demi-tour. Ils ont dit se trouver à quelques kilomètres du rivage libyen quand le niveau d'eau est monté dans le bateau.

En poursuivant leur trajet vers la côte, le bateau a commencé à couler. La plupart des enfants ne savaient pas nager, et même ceux qui savaient nager ont sombré à cause de l’épuisement.

Selon des témoins ayant participé aux opérations de sauvetage, il y avait au moins 70 corps dans l'eau. Les survivants ont été sauvés par des pêcheurs qui les ont ramenés à Khoms. D'après les témoignages recueillis, il y avait au moins 300 personnes sur les bateaux, dont 50 femmes et enfants, et 100 personnes de plus sur un autre bateau, bien que cette information n'ait pas pu être confirmée.

Peu après leur arrivée à Khoms, un autre groupe de 53 survivants a été amené au port. Une deuxième équipe de MSF s'est rendue au point de débarquement, où elle leur  a fourni une assistance d'urgence.

À 1 heure du matin, un autre groupe d’environ 190 personnes a été amené au même point de débarquement – elles avaient peut-être été interceptées par les garde-côtes libyens. Elles venaient principalement du Soudan, de l'Érythrée et de la Somalie. Parmi eux, il y avait un enfant.

Là encore, nous avons distribué de la nourriture et de l’eau, et réalisé des consultations médicales. Il n'est pas clair si ces rescapés faisaient partie des 400 personnes qui étaient parties mercredi ou s'il s’agit d’un autre groupe. Nous essayons de reconstruire la chaîne des événements, ce qui est très difficile en l’absence d’information officielle fiable. Les personnes secourues, qui constituent notre principale source d’information sont en état de choc, extrêmement traumatisées. Les personnes que nous avons assistées lors du débarquement ont maintenant toutes quitté le port, mais nous ne savons pas où elles se trouvent.

Dans les prochains jours, nous continuerons de suivre les sept personnes que nous avons transférées à l'hôpital pour vérifier leur état de santé. Elles ne peuvent pas être envoyées dans des centres de détention. Elles doivent se voir proposer une autre alternative ou être évacuées vers un pays sûr.

La plupart des gens que j'ai soignés hier avaient vécu un voyage si éprouvant. Ces survivants sont traumatisés et vont être à nouveau exposés à des dangers qui mettent leur vie en jeu. Avant de survivre à ce terrible naufrage, ils avaient traversé le désert, ils avaient été détenus par des trafiquants et affronté la violence et la torture. Puis, ils ont vu des membres de leur famille se noyer. Et maintenant, ils risquent d'être placés en prison, dans des conditions horribles, ou de disparaître sans laisser de traces dans un pays en guerre, où réfugiés et migrants sont particulièrement exposés à des niveaux d’exactions alarmants et bien connus.

Je suis très en colère. Il est très difficile d'accepter que des personnes qui ont été confrontées à un tel niveau de violence et de traumatisme soient traitées de la sorte. Il faut que cela cesse.

Vous ne pouvez même pas imaginer à quel point ces personnes souffrent. Mais une fois que vous en êtes témoin, que vous essayez de décrire la situation, vous réalisez qu'il n'y a pas de mots pour décrire de telles souffrances. »

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