Méditerranée centrale : « Il est plus que jamais nécessaire d’exiger des politiques migratoires basées sur l’humanité »

Vue du Geo Barents lors du sauvetage du 27 octobre 2022. 
Vue du Geo Barents lors du sauvetage du 27 octobre 2022.    © Candida Lobes/MSF

Mardi 8 novembre, les équipes de Médecins Sans Frontières (MSF) ont été autorisées à débarquer à Catane, en Italie, l’ensemble des 572 personnes à bord du Geo Barents, le navire de secours de l’organisation en Méditerranée centrale. La demande d’attribution d’un port de débarquement par le Geo Barents aux autorités italiennes avait été soumise neuf jours auparavant. Trois autres bateaux humanitaires ont été autorisés à débarquer les personnes secourues, parmi lesquels l’Ocean Viking, affrété par SOS Méditerranée, qui a finalement pu débarquer ses 230 passagers à Toulon, vendredi 11 novembre.

La présidente de MSF, le Dr. Isabelle Defourny, revient sur les éléments saillants de cette énième controverse autour du sauvetage et de l'accueil des exilés en Méditerranée centrale.

Quel bilan peut-on tirer des événements de la dernière semaine ?

C’est l’énième illustration de l’échec des politiques migratoires européennes. Quelques centaines d’exilés à bord des bateaux de sauvetage sont devenues l’enjeu d’une joute politique scandaleuse. Les personnes à bord du Geo Barents ont été contraintes de passer près de deux semaines en mer avant qu’un port de débarquement sûr leur soit octroyé, ajoutant ainsi de la souffrance et de la détresse à des trajectoires humaines souvent déjà tragiques. On peut se réjouir que l’ensemble de ces personnes ait finalement pu débarquer, et espérer qu’elles fassent l’objet d’une prise en charge adéquate. Mais nous constatons avec inquiétude la tentative des autorités italiennes de conditionner le débarquement des passagers du Geo Barents à une évaluation médicale. Comment peut-on penser que des rescapés de la traversée de la Méditerranée, qui fuient la violence, les abus et l’exploitation en Libye ne sont pas, par définition, vulnérables ? Heureusement les équipes médicales italiennes ont confirmé cela - ce qui, nous l’espérons, créera un précédent - : la reconnaissance que toute personne fuyant la Libye a droit à une forme d’accueil et d’assistance.

Cette séquence nous ramène aux entraves aux activités de secours en mer, aux campagnes de dénigrement et à la criminalisation des ONG œuvrant en Méditerranée que MSF, comme d’autres, a subi à partir de 2017, ce qui est notamment lié au récent changement de gouvernement en Italie.

Que répondez-vous à celles et ceux qui accusent les ONG de faciliter l’immigration clandestine ?

Je leur rappelle d’abord que si MSF et d’autres organisations humanitaires ont fait le choix d’affréter des bateaux de recherche et sauvetage (SAR) en mer Méditerranée, c’est pour pallier le manque de moyens de sauvetage européens, notamment après l’arrêt en 2014 de l’opération Mare Nostrum, que le dispositif européen Sophia n’a jamais été en mesure de remplacer. C’est un choix politique que d’avoir retiré tout dispositif de secours en mer efficace, puis d’avoir forcé le retrait de la plupart des navires humanitaires, en provoquant donc – et en assumant - un très grand nombre de décès en mer Méditerranée.

Je rappelle également qu’en 2022, les navires des ONG n’ont secouru que 15 % des personnes secourues en Méditerranée centrale. 85 % des personnes arrivées sur les côtes italiennes l’ont été par leurs propres moyens, ont été secourues par des bateaux commerciaux privés ou par les garde-côtes italiens.

Enfin, je leur rappelle que les sauvetages effectués par les ONG sont toujours coordonnés par les centres de coordination de secours en mer (RCC), dans le respect des dispositions et des conventions internationales en matière de secours en mer et de droits des réfugiés. Ces conventions prévoient notamment que les personnes secourues soient débarquées dans le port sûr le plus proche, sous la coordination du centre de coordination compétent pour la zone maritime où le sauvetage a eu lieu. Lors des sauvetages de bateaux en provenance de Libye, il s’agit souvent de Malte, mais ce pays refuse ou ignore systématiquement les demandes des navires de sauvetage. C’est donc le centre de coordination italien que ces navires contactent en deuxième intention.

A-t-on raison de parler d’une crise migratoire ?

S’il y a une crise, elle se trouve du côté de l’accueil. L’Europe continue de repousser, de maltraiter et d’exposer à des risques mortels des personnes qui tentent de fuir des guerres et des persécutions, ou qui, pour certaines, cherchent simplement un avenir meilleur. Ces personnes ne disposent pas de voix légales pour demander des formes d’asile et de protection en France, ce qui les oblige à s’en remettre aux réseaux de passeurs, et à entreprendre des périples longs – près de 2 ans en moyenne – et très dangereux.

La crise humanitaire se situe ainsi depuis des années aux frontières de l’Europe – à la fois aux frontières terrestres (Hongrie, Pologne, pays Baltes, …) et maritimes (Grèce, Italie, Malte, Espagne), à cause des politiques de violence et de harcèlement appliquées par ces pays à l’encontre des exilés. Près de 1 300 décès ont été enregistrés depuis le début de l'année en Méditerranée centrale – ils sont 20 000 depuis 2014. Ces chiffres, largement sous-estimés, en font la route migratoire la plus mortelle au monde.

La situation est aussi critique aux frontières des pays à qui l’Europe a confié le contrôle des flux migratoires en échange de contreparties financières. On cite souvent l’accord conclu par l’Union européenne et la Turquie en mars 2016, dans le but de tarir le flux des réfugiés syriens en mer Egée. Mais cela concerne également la France, qui agit pour le compte du Royaume-Uni en retenant les exilés cherchant à traverser la Manche – avec les conséquences dramatiques que nous connaissons, à la fois en termes de situation humanitaire dans le Calaisis, et de naufrages mortels dans la Manche.

La situation est particulièrement catastrophique en Libye, où des dizaines de milliers d’exilés sont arrêtés, rackettés, violentés, torturés dans des centres de détention et des lieux de détention informels. Il faut rappeler que c’est l’argent du contribuable européen qui finance les garde-côtes libyens, dont la porosité avec les trafiquants et les passeurs a été documentée. L’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) estimait en juin 2022 que 9 000 personnes avaient été interceptées et ramenées en Libye par les garde-côtes libyens depuis le début de l’année, en violation flagrante des conventions internationales en matière de non-refoulement car, de toute évidence, la Libye n'est pas aujourd’hui un lieu sûr pour les exilés.

Un autre argument couramment mobilisé par les opposants à l’immigration consiste à dire que l’Europe et/ou la France « ne peuvent pas accueillir toute la misère du monde ». Qu’en pensez-vous ?

Les politiques de rejet et de refoulement sont d’autant moins compréhensibles que l’Europe peut de toute évidence accueillir un bien plus grand nombre de migrants et de réfugiés qu'elle ne le fait actuellement. C’est d’ailleurs le cas pour la France. Si on ne prend en compte que les personnes fuyant des conflits, il suffit de rappeler qu’entre 2014 et 2020, la France a accueilli à peine plus de 100 000 Syriens, Afghans et Irakiens au titre des demandes d’asile et des relocalisations entre pays européens. L’été dernier, jusqu’à 100 000 Ukrainiens avaient été accueillis, en l’espace de seulement quelques mois – ce dont il faut évidemment se réjouir -, et cela n’a choqué personne. La comparaison avec la situation de l’Allemagne est édifiante : le pays a choisi dès 2015 d’accueillir jusqu’à 800 000 réfugiés syriens, en mettant en place des mécanismes d’intégration, d’éducation, et d’insertion professionnelle, avec des résultats sociaux et politiques tout à fait satisfaisants.

Bref, il est clair que la question de l’accueil est avant tout une question de choix politiques, et non pas de contraintes matérielles.

C’est évidemment une question de solidarité européenne, aussi. L'accord de La Valette, souscrit par l'Italie, Malte, l'Allemagne et la France, entre autres, en septembre 2019, a établi un mécanisme de répartition des exilés secourus en Méditerranée centrale vers l'ensemble des pays européens. Selon un principe de solidarité similaire, un accord a été conclu en juin dernier, qui prévoit la répartition de 8 000 exilés depuis l’Italie, l’Espagne et la Grèce, entre autres, vers une douzaine de pays européens. Ces mécanismes permettent, au moins sur le papier, d'assumer à l'échelle européenne la responsabilité de l'accueil. Nous pensons que cela va dans la bonne direction. Mais ces accords ne sont que rarement appliqués : seule une centaine parmi les 8 000 personnes concernées par l’accord de juin ont été relocalisées. Surtout, ces accords sont aujourd’hui un levier de marchandage politique entre pays européens, qui s’effectue sur le dos des exilés : le gouvernement français a ainsi promptement troqué l’ouverture du port de Toulon à l’Ocean Viking contre le refus d’accueillir 3 500 personnes depuis l’Italie selon les accords de juin 2022, tout en renforçant les contrôles aux frontières entre ces deux pays.

Ces petits marchandages, assortis de leçons de morale particulièrement mal placées, et le renvoi de responsabilités honteux entre les autorités italiennes et françaises auquel nous avons assisté ces derniers jours, nous indignent. Il est plus que jamais nécessaire d’exiger des politiques migratoires européennes enfin basées sur la solidarité, l’humanité et le bon sens.

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