Haïti - Guérilla urbaine et chirurgie

Depuis la fin du mois de décembre, Médecins Sans Frontières gère une
clinique privée près des quartiers chauds de Port-au-Prince, ville
confrontée à une guérilla urbaine. Jean-Paul Dixmeras, chirurgien,
membre du conseil d'administration de MSF, rentre de 10 jours de
mission à Haïti. Voici son récit.

Lorsque MSF m'a appelé fin décembre, j'étais sûr que c'était pour m'envoyer au Sri Lanka suite au tsunami, puisque j'ai déjà fait 4 missions dans ce pays. En réalité, c'était pour Haïti, où MSF était en train d'ouvrir une mission chirurgicale. J'ai pris l'avion le 31 décembre. Au début, j'étais dubitatif. Je partais pour une durée extrêmement courte (10 jours), je savais que le programme venait tout juste d'être lancé, et je me demandais donc si je n'allais pas simplement vider des caisses, au lieu d'utiliser mes compétences de chirurgien pour opérer.

J'ai vite compris que je me trompais. Le jour de mon arrivée à Port-au-Prince, la capitale haïtienne, nous avons reçu une femme de 25 ans, l'abdomen traversé par une balle. Nous avons passé quatre heures au bloc opératoire pour tenter de la sauver, mais elle est malheureusement décédée quelques heures plus tard. Et ensuite ça a été tous les jours comme ça, avec des plaies par balle quotidiennes qui touchent toute la population. Comme cette gamine de 18 ans, atteinte d'une balle à bout portant dans le sternum.
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Premier jour de mission,
première opération
"Le jour de mon arrivée à Port-au-Prince, nous avons reçu une femme de 25 ans, l'abdomen traversé par une balle. Nous avons passé quatre heures au bloc opératoire pour tenter de la sauver, mais elle est malheureusement décédée quelques heures plus tard."

Guérilla urbaine
MSF a renforcé sa présence à Haïti en septembre 2004 à l'occasion de la tempête tropicale Jeanne. Après l'intervention d'urgence liée à la catastrophe naturelle, des volontaires ont mené une mission exploratoire, dans cette île affectée par des catastrophes naturelles successives (inondations en mai 2004, tempête en septembre) mais aussi par une très forte instabilité politique. Ils ont constaté un niveau de violence insoupçonné jusque-là, une situation de guérilla urbaine, avec un grand nombre de blessés par balle, souvent bloqués dans les quartiers dangereux où ils vivent et qui n'ont pas accès aux soins, à cause de cet enfermement mais aussi du système de santé haïtien totalement insuffisant.

Ce type de violence semble principalement affecter Port-au-Prince, ville de 2 millions d'habitants dont la plupart vivent dans une extrême pauvreté. Cette violence affecte en particulier la population civile, prise dans les affrontements entre bandes armées (pro- et anti-Aristide) et la police. Lorsque des affrontements éclatent, c'est toute la population de ces quartiers qui est touchée. Nous avons soigné beaucoup de femmes et d'enfants qui avaient reçu des balles dans le dos. Attention, il ne s'agit pas de balles perdues, d'accidents. On leur avait volontairement tiré dessus alors qu'ils fuyaient pour tenter de se mettre à l'abri.
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Une violence qui frappe toute la population
"Ce jeune homme était au volant de sa voiture lorsqu'il a reçu deux balles dans l'épaule droite et la partie haute du thorax. Elles sont ressorties du côté gauche, perforant les deux poumons. Mais il a eu de la chance, aucun organe vital n'a été touché de façon irrémédiable."

Hôpital public saturé, cliniques privées trop chères
Or le système de santé haïtien n'est absolument pas à la hauteur. A Port-au-Prince, il n'y a qu'un seul hôpital public qui fonctionne, complètement saturé. Les malades ne peuvent pas être soignés s'ils n'amènent pas eux-mêmes leur matériel et leurs médicaments. Par ailleurs, comme les médecins ne gagnent presque rien à l'hôpital public, ils ne travaillent plus que dans le privé. L'hôpital ne tourne donc qu'avec des étudiants dont la formation est incomplète et qui, quand j'étais sur place, étaient en grève pour protester contre ce système...
Parallèlement, les petites cliniques du secteur privé fonctionnent sur un système exclusivement lucratif. Les quelques chirurgiens qui existent, qui ont sans doute une qualification suffisante, se déplacent d'un établissement à un autre, avec leur petite mallette, leur matériel et facturent un package qui comprend l'intervention et le suivi post-opératoire. En cas de mauvaise fracture par exemple, l'ostéosynthèse par fixateurs externes [la pose d'attelles externes fixées à l'os par des vis] coûte 1 000 à 2 000 dollars selon l'établissement. Une césarienne dans un établissement pas trop cher, 200 dollars. Un simple plâtre coûte très cher. Dans ce pays où le revenu moyen par habitant est estimé à à peine 1 dollar par jour, seule une extrêmement faible part de la population peut avoir accès à ce type de soins.
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Un système de santé en déroute
L'unique hôpital public de Port-au-Prince est saturé, et les cliniques privées trop chères. Dans ce pays où le revenu moyen par habitant est estimé à à peine 1 dollar par jour, seule une extrêmement faible part de la population peut accéder aux soins.

Lors de nos contacts initiaux avec les quelques organisations humanitaires présentes dans les quartiers chauds de Port-au-Prince (la Croix Rouge, les Soeurs de la Charité de Calcutta, les Frères du Bangladesh), nous nous sommes aperçus qu'elles étaient totalement démunies face aux blessés qui leur parvenaient, et désespérées de ne pas disposer d'une structure médicale de référence où les transférer.
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Au bloc opératoire
La clinique gérée par MSF est la seule structure capable de pratiquer une chirurgie lourde, gratuitement. L'équipe comprend plusieurs chirurgiens spécialisés (orthopédiste, viscéral, maxillo-facial, etc.) pour permettre une prise en charge complète.

Réhabiliter un hôpital près des quartiers chauds
Nous avons donc identifié un établissement privé, l'hôpital Saint-Joseph, à proximité des quartiers les plus affectés. Fin décembre, nous avons repris les locaux, tout le matériel existant et tout le personnel. Pour renforcer l'équipe, nous avons réussi à recruter un chirurgien orthopédiste haïtien, ainsi que quatre médecins généralistes urgentistes qui à eux quatre assurent une garde à plein temps pour accueillir les patients. Nous avons aussi trouvé sur place un chirurgien maxillo-facial, un chirurgien généraliste, un neurochirurgien et un manipulateur radio. Tous ceux-là ont accepté de travailler avec nous, à des tarifs négociés, mais rémunérés à l'acte. Pour la chirurgie viscérale, essentielle dans ce genre de contexte, ce sont des volontaires expatriés comme moi qui vont se relayer. Au total, l'équipe expatriée compte neuf personnes : un chirurgien, un anesthésiste, une infirmière de bloc et une infirmière de service, le chef de mission, l'administrateur, le responsable terrain et deux logisticiens.

Le premier travail qu'on a eu après avoir pris en charge cet hôpital a été de le réhabiliter. Car il était en très mauvais état. Nous avons dénombré 6 respirateurs, mais aucun ne marchait. Sur les 4 tables d'opération, aucune n'était complète. Faute d'immatriculation en règle, l'ambulance ne circulait pas depuis l'an 2000. Et nous avons eu d'autres mauvaises surprises : le système de stérilisation qui ne fonctionnait pas, l'absence de point d'eau dans la salle des urgences et un unique point d'eau au bloc opératoire, pas de traitement des déchets (officiellement, ils étaient amenés à une décharge publique, ce qui déjà n'est pas terrible, mais en réalité ils finissaient souvent dans un ruisseau près de la clinique, où les cochons se disputaient les bouts de chair), pas de " casaques " [les blouses des chirurgiens, NDLR] et presque pas d'instruments, etc. Le générateur, censé prendre le relais en cas de coupure de courant, était défectueux. Nous avons dû opérer à la lampe frontale ! Il faut dire que, avant même d'avoir eu le temps de lancer la réhabilitation, nous avons immédiatement été confrontés à un afflux de blessés. Nous ne pouvions pas laisser ces gens sans soins, c'est pour ça qu'il fallait ouvrir très vite cette mission.
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Jean-Paul Dixmeras au travail
"Avant même d'avoir eu le temps de lancer la réhabilitation, nous avons immédiatement été confrontés à un afflux de blessés. Nous ne pouvions pas laisser ces gens sans soins, c'est pour ça qu'il fallait ouvrir très vite cette mission."

Nous nous sommes donc mis au travail pour essayer d'avoir une salle d'opération digne de ce nom. Nos collègues belges de MSF et le Comité international de la Croix Rouge nous ont prêté des autoclaves pour stériliser le matériel, nous nous sommes débrouillés avec les moyens du bord, puis nous avons enfin réussi à faire sortir de la douane le " Kit chirurgie 300 ", c'est-à-dire le matériel nécessaire pour prendre en charge 300 blessés envoyé par le centre logistique de MSF. Pour pouvoir travailler, la présence de chirurgiens ne suffit pas. Il faut que le matériel puisse suivre et le post-opératoire aussi.
Quand nous sommes arrivés dans l'hôpital, il n'y avait que quinze chambres individuelles, donc nous avons rapidement doublé la capacité d'accueil en équipant une grande salle commune. Et l'objectif est d'atteindre un total de 42 lits d'hospitalisation en transformant l'ancienne chapelle au dernier étage de la clinique. Mais nous ne pourrons pas aller au-delà.

Pour ne pas être confrontés rapidement à un problème de saturation, nous allons devoir cibler notre travail. Nous sommes venus là d'abord pour les violences, donc nous nous sommes engagés à prendre en charge toutes ces victimes d'armes à feu, d'armes blanches. Mais nous ne pourrons de toute façon pas prendre en charge la totalité de la traumatologie civile qui n'est pas assurée ailleurs. Il y a des victimes d'accidents de voiture, d'accidents domestiques. Par exemple, comme la population de Port-au-Prince vit dans des conditions d'extrême précarité, nous avons reçu à deux reprises des personnes blessées dans des éboulements de terrain, dont une gamine de 16 ans avec la tête écrasée par des pierres, dans le coma. Nous voudrions également essayer d'éviter de prendre nous-mêmes en charge les interventions de gynécologie-obstétrique comme les césariennes, en identifiant des structures de référence vers lesquelles orienter les patientes.
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42 lits d'hospitalisation
Quand nous sommes arrivés, il n'y avait que quinze chambres, donc nous avons rapidement doublé la capacité d'accueil en équipant une grande salle commune. Et l'objectif est d'atteindre 42 lits d'hospitalisation en transformant l'ancienne chapelle.

Vagues de violence et  urgence extrême
Comme dans toutes les zones en conflit, le rythme des affrontements est très irrégulier. On reçoit des patients tous les jours, mais il y a des vagues de violence. Il y en a eu quatre successives : 30 septembre, 17 octobre, 15 décembre et celle du 13 janvier.

Comme l'hôpital où nous sommes installés est tout près des zones d'affrontement, on reçoit les patients très rapidement. C'est rare qu'on soit aussi directement sur la zone, avec les risques que cela comporte pour la sécurité des équipes. Les gens arrivent avec des plaies par balle, ils sont en état de choc, il faut les opérer tout de suite. C'est l'extrême urgence. Du point de vue des conditions de travail, cette mission m'a fait penser aux premières missions que j'ai effectuées avec MSF au Soudan il y a plus de 20 ans. Du point de vue du contexte, ça m'a rappelé la Somalie, avec les mêmes phénomènes de clans, encore plus mouvants peut-être. Finalement, ces dix jours de mission ont balayé mes doutes quant à l'utilité d'un tel projet à Haïti. Tant le niveau de violence que l'inadéquation du système de soins à Haïti justifient pleinement la présence de MSF.
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Jean-Paul Dixmeras
"Ces dix jours de mission ont balayé mes doutes quant à l'utilité d'un tel projet à Haïti. Tant le niveau de violence que l'inadéquation du système de soins à Haïti justifient pleinement la présence de MSF."

Photos: Jean-Paul Dixmeras, Laurent Sabard - Haïti, janvier 2005

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