Guerre contre la terreur au Sahel : l’humanitaire face à la raison d’Etat

Distribution d'aliments supplémentaires prêts à l'emploi par MSF et Forsani dans le district de Madarounfa au Niger  Juillet 2010
Distribution d'aliments supplémentaires prêts à l'emploi par MSF et Forsani dans le district de Madarounfa au Niger - Juillet 2010 © Anthony Bourasseau / MSF

La prise d'otages au Sahel début janvier s'est malheureusement soldée par la mort de deux Français et de trois gendarmes nigériens. L'intervention franco-nigérienne a suscité peu de polémique dans l'Hexagone. Médecins Sans Frontières a réagi publiquement dans un article paru dans Le Monde le 19 janvier*. Marie-Pierre Allié, sa présidente, et Thierry Durand, son directeur des opérations, expliquent aujourd'hui plus en détail cette position.

MSF est parmi les rares acteurs à avoir tenu des propos publics dissonants au sujet des événements du 7 et 8 janvier. Pourquoi ?

Marie-Pierre Allié : Lors qu'un pays, quel qu'il soit, invoque la raison d'Etat pour justifier l'usage de la force quitte à faire des victimes civiles collatérales, nous estimons nécessaire de réaffirmer le point de vue d'un acteur humanitaire. N'oublions pas que cet événement tragique s'inscrit dans le cadre de la guerre contre la terreur qui a déjà fait des milliers de victimes civiles collatérales. Les deux jeunes hommes français et les trois gendarmes nigériens tués lors de l'intervention à la frontière malienne constituent à cet égard des ‘dégâts collatéraux', au même titre que les habitants des villages afghans, victimes de bombardements qui ciblent les militants ou les forces d'opposition.

Thierry Durand : Au nom de la guerre contre Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI), les plus hautes autorités françaises déclarent assumer les conséquences funestes d'une opération dite de « libération ». Même s'il subsiste des zones d'ombre sur l'intervention, donner l'ordre à des hélicoptères de tirer sur des véhicules, en sachant que les ravisseurs sont armés et utilisent les otages comme boucliers humains, ne peut qu'aboutir à un carnage.
Bien sûr, jusqu'à preuve du contraire ce sont les prises d'otages qui mettent en danger la vie des otages. Mais en tant qu'humanitaires, nous sommes inquiets face à ce changement de politique de la part de la France. La vie des otages semble devenir juste une donnée parmi d'autres dans le cadre d'une stratégie politique.
Pis, hormis quelques voix isolées, cela ne semble étonner personne.


Comment adapter l'action humanitaire dans un tel contexte ?

T.D. : Le risque lié aux enlèvements ou à d'autres attaques terroristes n'a pas changé. Les MSF sont exposés, comme tout le monde, à un danger qui est par définition impalpable, imprévisible. Dans nombre de contextes, y compris au Sahel, nous sommes assimilés malgré nous aux gouvernements des pays dont nous sommes les ressortissants.
L'un des leviers utilisés par les parties en conflit dans la ‘guerre contre la terreur' est celui du conflit culturel, d'une confrontation entre civilisations. Et nous nous retrouvons à notre corps défendant enrôlés par un camp ou par l'autre. Ce que nous refusons.
Depuis quelques temps nous avions déjà adopté des mesures de sécurité pour réduire l'exposition au risque pour notre personnel. Aujourd'hui, nous allons encore adapter ce dispositif. Par exemple, nous allons remplacer des volontaires internationaux par des cadres issus du personnel national, là où c'est possible.
Aussi, nous allons devoir recentrer nos opérations sur les activités absolument essentielles. Ceci pourrait vouloir dire nous priver d'une partie des mécanismes de suivi que nous mettons en place d'habitude sur nos programmes. A long terme, cela pourrait avoir des conséquences sur la qualité de nos interventions.
Enfin, pour nous il demeure crucial de pouvoir discuter avec toutes les parties en présence, qu'ils soient chefs de guerre, leaders tribaux, ou responsables religieux... Ce n'est pas tabou chez MSF, bien au contraire.

M.P.A. : Par essence même, un acteur humanitaire ne participe pas aux hostilités mais doit pouvoir dialoguer en permanence avec les parties au conflit pour négocier son espace de travail. Dans la ‘guerre contre la terreur', comme dans les autres conflits, les acteurs humanitaires ne peuvent privilégier une partie ou l'autre D'un côté, l'action humanitaire est incompatible avec l'idéologie du terrorisme. De l'autre, elle ne peut être récupérée pour servir des stratégies politiques, voire intégrée dans une stratégie militaire affichée, comme c'est le cas par exemple en Afghanistan.
Que ce soit en Afghanistan, en Irak ou encore en Somalie, la priorité est toujours de pouvoir accéder aux populations civiles, qui sont les premières victimes de cette guerre.


Comment MSF réagirait-elle au cas où l'un de ses membres serait enlevé ?

M.P.A. : Chaque événement de ce type est unique, il s'agit de situations complexes. On ne peut pas généraliser ni prédire l'avenir. En cas d'enlèvement, la politique MSF est de donner priorité à la préservation de la vie de nos collègues volontaires.

T.D. : La gestion de cette crise de la part des autorités françaises, et le changement de politique qu'elle sous-entend, nous exposent à un risque supplémentaire. Cette nouvelle attitude du gouvernement français implique qu'en cas de kidnapping d'un membre MSF au Sahel, nous nous poserions sérieusement la question quant à la conduite à tenir vis-à-vis des autorités françaises.


Les ONG internationales vont revoir leurs stratégies d'intervention habituelles. Certaines envisagent même de quitter la région. Cela peut-il entraîner le développement des ONG locales, pour prendre le relais ?

T.D. : Il faut être réaliste. Les acteurs locaux, même s'ils sont en plein développement, ne sont pas encore en mesure de se substituer complètement au système de l'aide internationale.
Je pense notamment aux situations d'urgence, où il faut être capable de déployer des moyens humains et matériels importants dans un laps de temps très restreint.
La question des financements se pose également. Pour l'instant, les principaux bailleurs de fonds internationaux restent très prudents lors qu'il s'agit d'octroyer des financements aux ONG issues des pays du Sud

 

*Article est paru le 19 janvier 2011 dans Le Monde. Consulter l'article sur le site du Monde (édition abonnés)

 

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