Des membres des équipes MSF transportant un patient dans une tente de l'hôpital d'Adré, lors de la vague d'afflux de blessés des 15,16 et 17 juin. Tchad. 

Des membres des équipes MSF transportant un patient dans une tente de l'hôpital d'Adré, lors de la vague d'afflux de blessés des 15,16 et 17 juin. Tchad. 

© Mohammad Ghannam/MSF

« J’ai vu beaucoup de cadavres sur mon chemin »

Retour en récits sur l’afflux massif de blessés soudanais dans l’est du Tchad

Lorsque le conflit actuel au Soudan a éclaté à la mi-avril, la région du Darfour était déjà en proie aux violences, notamment inter-ethniques. Les combats qui ont d'abord éclaté à Khartoum entre les forces armées soudanaises (SAF) et les forces paramilitaires de soutien rapide (RSF) ont ravivé les lignes de fracture entre les communautés au Darfour occidental, en particulier dans la ville d'El-Geneina.

Affrontements, violences intercommunautaires et attaques à grande échelle contre les civils ont poussé des centaines de milliers de personnes à fuir de l'autre côté de la frontière, à Adré, dans l'est du Tchad. Présentes à Adré depuis 2021, les équipes de Médecins Sans Frontières (MSF) ont considérablement intensifié leurs activités médicales pour contribuer à répondre à l’afflux massif et rapide de réfugiés et de blessés. Dans les témoignages recueillis ces dernières semaines, de nombreux patients pris en charge dans l’unité chirurgicale d’Adré ont déclaré avoir été victimes de milices arabes à l'intérieur d'El-Geneina et pendant leur fuite vers le Tchad. Ils affirment avoir été pris pour cible en raison de leur appartenance ethnique Masalit.

Chapitre

« On ne s’attendait pas à un si grand nombre de blessés »

Fin mai, les violences s’intensifient dans le Darfour occidental, mais les blessés qui en réchappent n’arrivent qu’au compte-goutte dans l’unité d’urgence chirurgicale montée dans l’hôpital d’Adré par les équipes de MSF avec le ministère de la Santé tchadien. Les détonations et les panaches de fumée rappellent quotidiennement que des combats se déroulent parfois à proximité immédiate de la frontière. 

Le 2 juin, un total de 72 blessés sont pris en charge à l’hôpital. La majeure partie d’entre eux, blessés par balle, a pu quitter la ville de Masterei et ses environs, au sud d’El-Geneina, pour rejoindre la ville tchadienne de Goungour, où ils sont examinés et référés par les soignants du ministère et de MSF. 

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A El-Geneina, ce refugié soudanais a été séparé de sa famille qu'il a réussi à retrouver plus tard à Adré.

A El-Geneina, ce refugié soudanais a été séparé de sa famille qu'il a réussi à retrouver plus tard à Adré.

© Mohammad Ghannam/MSF

Des informations faisaient état de centaines voire de milliers de blessés bloqués au Darfour dans l’impossibilité d’accéder à des soins médicaux vitaux, les structures médicales manquant de tout pour fonctionner lorsqu’elles n’avaient pas été pillées ou détruites. Principale voie de commerce et de circulation, la route reliant Adré à El-Geneina, la capitale du Darfour occidental située à une trentaine de kilomètres plus à l’est, était alors fermée.

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Carte du trajet entre El-Geneina et Adré 

Carte du trajet entre El-Geneina et Adré 

© MSF

Puis, tout s’accélère le 15 juin lorsqu’après deux mois d’isolement presque complet, des habitants d’El-Geneina parviennent à s’enfuir pour rallier Adré. 261 blessés de guerre sont reçus à l’hôpital au cours de cette seule journée.

Pour le Dr Papi Maloba, seul chirurgien MSF présent à Adré à la mi-juin, cette journée avait commencé de manière tout à fait habituelle :  après avoir effectué le tour des patients et sélectionné ceux qui devaient passer au bloc, il était en train d’opérer un jeune garçon avec son équipe.

Adré

« Et les appels ont commencé : "Venez, venez, il y a des patients qui arrivent de partout !".  J’explique à mes collègues qu’on ne peut pas quitter ce patient avec l’abdomen ouvert. Au bloc, tout était calme, mais dehors il règne une grande agitation.  Il y a les véhicules de la force mixte tchado-soudanaise qui amènent des patients. Il y a les équipes MSF qui amènent des patients. D’autres qui arrivent portés par des proches ou sur des charrettes tirées par des ânes. On ne sait plus par quel bout commencer. Les blessures sont graves : à l’abdomen, au thorax, au niveau des membres inférieurs, et aussi surtout au niveau des fesses et du dos. Notre travail est de trier les blessés qui sont les plus graves, les examiner et les prioriser pour passer au bloc. Et en un clin d'œil, en moins de deux heures, l'hôpital s’est transformé en un véritable camp. On ne sait plus où placer les patients qui continuent d’affluer. On savait bien que si la route avec El-Geneina s’ouvrait, s’il y avait des négociations qui aboutissaient pour ouvrir un corridor qui laisserait passer des patients d’El-Geneina, du monde arriverait à Adré. On s’était préparés. Mais on ne s’attendait pas à un si grand nombre de blessés d’un coup. Nous pensions que le lendemain allait être un peu plus calme, que ça nous permettrait de bien planifier les choses. Ça a été pire parce que le lendemain, nous avons reçu près de 400 nouveaux blessés. » Dr Papi Maloba, chirurgien MSF

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De nombreux blessés fuyant le conflit au Soudan, pris en charge par les équipes de MSF à l'hôpital d'Adré

De nombreux blessés fuyant le conflit au Soudan, pris en charge par les équipes de MSF à l'hôpital d'Adré

© Johnny Vianney Bissakonou/MSF

Cet afflux massif de blessés sonne la mobilisation générale à Adré : il faut faire de la place, ériger des tentes, trouver des renforts. Les habitants de la ville apportent à manger aux patients et aux réfugiés. Les soignants en repos sont rappelés, le médecin chef de l’hôpital, le major de la pédiatrie, et plusieurs personnels du ministère de la Santé prêtent main forte au sein de l’unité d’urgence chirurgicale tandis que l’ONG Première Urgence Internationale s’occupe des blessés dits « verts », ceux dont le pronostic vital n’est pas immédiatement engagé.

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Les blessés de guerre soudanais fuyant les violences et le conflit à El-Geneina affluent vers l'hôpital d'Adré, au Tchad.

Les blessés de guerre soudanais fuyant les violences et le conflit à El-Geneina affluent vers l'hôpital d'Adré, au Tchad.

© Johnny Vianney Bissakonou/MSF

« Nous avions deux salles d'opération, une grande, bien équipée et une autre petite qui n'avait pas tout le matériel d'intervention qu'il fallait. On devait alterner les patients. C’est-à-dire qu’on prend un patient dans la première grande salle et pendant ce temps, on installe déjà un patient dans la petite salle. Dès que je termine une opération, comme une laparotomie, sur le premier, je bascule dans la petite salle où je peux facilement faire un drainage thoracique, un parage chirurgical ou d’autres actes moins exigeants pendant qu'on nettoie la grande salle, et ainsi de suite. On a travaillé comme cela de 8h jusqu'à parfois 23h. C'était vraiment épuisant. Le gouvernement a ensuite envoyé une équipe chirurgicale en renfort qui nous a bien soulagés. » Dr Papi Maloba, chirurgien MSF 

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Plus de 850 blessés de guerre en trois jours

Avec 858 blessés reçus entre le 15 et le 17 juin, dont 387 durant la seule journée du 16 juin, cet afflux de blessés à l’hôpital d’Adré est l’un des plus importants, en termes de volume, sur lesquels nos équipes ont été mobilisées. Les jours suivants, 46 blessés se sont présentés en moyenne chaque jour aux urgences. Du 25 juin à fin juillet, cette moyenne est descendue à dix patients par jour environ.

Adré

La grande majorité des patients reçus du 15 au 17 juin a été blessée par balle avec des traumatismes multiples, notamment au niveau de l’abdomen, du dos, des jambes. Ce sont principalement des hommes, et dans une plus faible proportion des femmes et des enfants. Le plus jeune blessé hospitalisé avait deux mois, le plus âgé plus de soixante-dix ans.

Environ 47% ont été évalués comme des « cas verts », c’est-à-dire des personnes qui présentent des lésions n’engageant pas immédiatement le pronostic vital, et peuvent se mouvoir. 49,5% étaient des « cas jaunes », des blessés avec des lésions sévères mais dont l’état général permet d’attendre sans aggraver le pronostic de manière critique. 3,4% ont été considérés « cas rouges », c’est-à-dire en urgence absolue nécessitant une prise en charge très rapide.

Une soudanaise de 27 ans qui a été prise en charge par MSF à Adré.

Une soudanaise de 27 ans qui a été prise en charge par MSF à Adré.

© MSF/Mohammad Ghannam
Avant d'arriver à Adré, ce soudanais a été barricadé pendant plusieurs jours sans pouvoir sortir.

Avant d'arriver à Adré, ce soudanais a été barricadé pendant plusieurs jours sans pouvoir sortir.

© MSF/Mohammad Ghannam

Sept patients étaient déjà décédés à leur arrivée. Les personnes souffrant de fractures ouvertes et nécessitant des soins chirurgicaux orthopédiques alors indisponibles à l’hôpital d’Adré ont été référées vers des hôpitaux à Abéché.

La forte proportion de cas « verts » et « jaunes » suggère que ce sont les blessés suffisamment stables pour entreprendre ou continuer le voyage jusqu’au Tchad qui ont pu bénéficier de notre prise en charge, tandis que de nombreux autres dans un état plus critique sont certainement restés à l’arrière.  62 femmes enceintes faisaient partie de l’afflux de blessés, principalement victimes de blessures par balles mais aussi de coups et d’autres agressions.

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Un soudanais de 15 ans victime de brûlures accompagné de sa mère.

Un soudanais de 15 ans victime de brûlures accompagné par sa mère.

© MSF/Mohammad Ghannam

« La première patiente pour laquelle j’ai été sollicitée était une femme blessée par balle sur le ventre et le thorax alors qu’elle était enceinte de six mois. On avait très peur pour elle car un morceau de balle était logé au niveau de l’utérus. Malheureusement le bébé était décédé, mais elle a pu survivre. C’était impressionnant de voir autant de femmes enceintes blessées au niveau des membres, de l’abdomen. Elles venaient d’El-Geneina et rapportaient des scènes terribles comme de devoir courir sous les balles au risque de perdre leurs enfants en route, de subir des agressions, des viols. » Clémence Chbat, sage-femme MSF
 

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Les équipes de MSF prenant en charge un blessé soudanais à Adré.

Les équipes de MSF prenant en charge un blessé soudanais à Adré.

© MSF/Mohammad Ghannam

A quelques exceptions près, les blessés pris en charge à l’hôpital d’Adré font partie du groupe ethnique des Masalit, une communauté non arabe du Darfour, qui vit entre le Tchad et le Soudan.  Une forte communauté Masalit était déjà présente à Adré, expliquant en partie le choix de leurs compatriotes fuyant les violences d’y chercher refuge. Dans cette configuration, les récits qui nous ont été partagés reflètent l’expérience de la population civile Masalit d’El-Geneina, une expérience qui ne saurait représenter ce qu’a vécu l’ensemble des habitants du Darfour occidental ni même d’El-Geneina.

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Des témoignages décrivant des violences basées sur l’appartenance ethnique

De très nombreux patients racontent avoir été victimes de milices arabes à l’intérieur d’El-Geneina et durant leur fuite vers le Tchad. Ils disent aussi avoir été visés du fait de leur appartenance ethnique Masalit.

« Lorsque la guerre s'est aggravée entre l'armée soudanaise et les RSF, El-Geneina a sombré dans le chaos. Des violences et le vol se sont répandus entre les communautés Masalit et arabes parce que le gouvernement et les forces de police ont disparu de la ville. Au début, je n'avais pas l'intention de quitter El-Geneina. Mes deux filles, ma mère, quatre de mes sœurs et moi-même avons déménagé dans un abri collectif dans le quartier d'Al Madares.  Nous n’y étions pas en sécurité. Le quartier était constamment soumis à des bombardements et à des tirs. Les milices arabes s'en prenaient aux civils qui se trouvaient dans les abris et les bâtiments. Pendant un certain temps, nous avons eu des lentilles et de la farine de maïs, mais au bout d’un mois nous n'en avions plus. Pendant cette période, nous n'avions pas de soins médicaux ni de médicaments. Ensuite, des milices arabes nous ont attaqués. Les miliciens nous ont dit que ce n'était pas notre pays et nous ont donné deux options : partir immédiatement au Tchad ou être tués ici.  Ils ont pris quelques hommes et je les ai vus les abattre dans les rues, sans personne pour enterrer les cadavres. Nous avons donc fui en groupe. » N. 26 ans

Radio d'une femme ayant reçu une balle dans le cou

Radiographie de la blessure par balle soignée par MSF à l'hôpital d'Abéché.
Tchad. Juin 2023.

 

© Mohammad Ghannam/MSF
Cette femme qui a reçu une balle dans le cou a été prise en charge à l'hôpital d'Abéché.

Une réfugiée Soudanaise blessée par balle au cou a été prise en charge par MSF à l'hôpital d'Abéché.
Tchad. Juin 2023.

 

© Mohammad Ghannam/MSF
Cette femme a reçu une balle dans le cou
© Mohammad Ghannam/MSF

Plusieurs témoignages font écho de menaces similaires de quitter la ville ou d’y laisser la vie et rapportent des attaques récurrentes dans des quartiers comme Al Madares, Al Jabal, Area 13 ou Al Jamarik, ainsi que la présence de snipers visant des civils qui s’aventuraient pour aller chercher de l’eau ou s’approvisionner.

« Personne n'était autorisé à entrer ou à sortir. Les gens ont essayé d'obtenir de l'eau propre à partir de certains oueds et des sources d’eau naturelles, mais des snipers leur tiraient dessus. Au début, les groupes armés Masalit ont résisté, mais ils n'ont pas pu tenir. » N. 25 ans

D’autres patients rappellent que les violences basées sur l’appartenance ethnique se poursuivaient sur la route vers le Tchad jalonnée de nombreux checkpoints.

Des soudanais attendant d'être pris en charge par les équipes de MSF et du Ministère de la Santé.

Des soudanais attendant d'être pris en charge par les équipes de MSF et du ministère de la Santé.

© MSF/Mohammad Ghannam

« Sur la route du Tchad, nous avons été arrêtés à de nombreux checkpoints. Ils nous demandaient de quelle tribu nous étions, ils visaient les Masalit. Je suis de la tribu Al Fur et au checkpoint, on ne peut pas leur mentir parce qu'ils connaissent les Masalit d'après leur apparence. Je les ai vus dire aux Masalit de sortir des voitures et je ne sais pas ce qui leur est arrivé parce que nous sommes repartis. » M. 35 ans

« Le 18 juin, j'ai payé 300 000 livres soudanaises à un chauffeur arabe armé pour qu'il emmène ma femme et mes enfants à Adré. Je n'ai pas pu partir avec eux parce que le chauffeur a dit que ce n'était pas sûr pour ma famille si j'étais là, ils sauraient que nous sommes de la tribu Masalit. Le 25 juin, je suis allé dans les collines du nord d'El-Geneina pour essayer de capter du réseau mobile. En regardant la vallée, j'ai vu au moins 20 corps et j'ai prié Dieu de me sauver et de me permettre de rejoindre ma famille. Je suis parti le 28 juin et à tous les checkpoints, le chauffeur a dit "c'est l'un des nôtres", et tout s'est bien passé. Bien sûr, je l'ai payé très cher pour qu'il dise cela. De nombreuses personnes ne sont pas arrivées au Tchad et ont été tuées simplement parce qu'elles étaient Masalit. » K. 44 ans

Plusieurs éléments semblent avoir poussé une grande partie de la population Masalit d’El-Geneina à tenter de fuir vers le Tchad à la mi-juin après plusieurs semaines d’affrontements et de violences : le meurtre du gouverneur, les menaces qui s’intensifiaient, ainsi qu’une tentative de rejoindre un camp de l’armée soudanaise à Ardamatta à l’est de la ville qui aurait tourné au bain de sang.

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Plus de 600 blessés de guerre soudanais arrivent à l'hôpital d'Adré

Alors que la violence fait rage dans l'ouest du Darfour, les blessés arrivent par vagues à l'hôpital d'Adré au Tchad, où ils sont pris en charge par les équipes de MSF et du ministère de la Santé.

© MSF

« Le soir du mercredi 14 juin, j'en ai eu assez et j'ai senti qu'il n'y avait pas moyen de rester. J'ai quitté la maison avec ma famille et environ 200 personnes de différents quartiers en direction d'Ardamatta, au nord-est d'El-Geneina. Lorsque nous avons atteint le quartier d'Al Naseem, ils ont commencé à nous tirer dessus depuis les toits des immeubles. Tout le monde courait dans toutes les directions. Ils ont tué beaucoup d'entre nous, c'était un massacre. Nous ne pouvions pas aider ou porter les morts et les blessés, tout le monde courait pour sauver sa vie. J'ai couru avec ma femme, notre bébé d'un an et un petit groupe de personnes. Nous avons atteint le quartier d'Al Madares et avons continué à avancer, nous nous sommes dirigés vers l'ouest et avons été confrontés à d'autres milices arabes qui ont pris notre argent et nos téléphones. 8 de mes enfants sont dans le camp militaire d'Ardamatta et je ne sais pas s'ils vont bien parce que la communication est si difficile, j'espère qu'ils sont en sécurité. » A. 40 ans

« Il n'y avait pas d'endroit où se cacher car c'était un terrain ouvert et plat. Huit de mes amis ont été abattus alors qu'ils tentaient de rejoindre le camp militaire d'Ardamatta. Mon cousin a également reçu une balle dans la cuisse et est actuellement soigné à l'hôpital d'Adré. » A. 28 ans

Une soudanaise avec sa fille qui a été prise en charge par MSF à Adré.

Une soudanaise avec sa fille qui a été prise en charge par MSF à Adré.

© MSF/Mohammad Ghannam
Ce réfugié a été témoin du meurtre de plusieurs de ses amis.

Ce réfugié a été témoin du meurtre de plusieurs de ses amis.

« La situation devenait vraiment mauvaise et la décision de partir a été collective. De nombreuses personnes ont fui à pied en direction d'Ardamatta pour être protégées par l'armée soudanaise. Nous avons été arrêtés et on nous a tiré dessus, je ne peux pas dire combien, mais j'ai vu beaucoup de morts et de blessés allongés sur le sol. La seule solution qui restait était d'aller à l'ouest vers Adré et les gens ont commencé à marcher vers le Tchad. » N. 25 ans

Seule échappatoire, la route vers le Tchad n’en restait pas moins extrêmement dangereuse. Les patients nous ont expliqué avoir recouru à divers moyens pour la parcourir : à pied, en convois, à bord de véhicules dont les chauffeurs pouvaient garantir le passage contre d’importantes sommes d’argent. En plus du risque d’être dépouillé, agressé, violé ou tué lors des checkpoints, de nombreux patients rapportent que des hommes armés tiraient sur les gens en fuite. La ville de Shukri revient dans plusieurs récits comme l’une des étapes les plus dangereuses de la route.

« Les femmes et les enfants se sont rassemblés dans le quartier d'Al Jamarik à 4 heures du matin. Notre plan consistait à commencer à marcher vers l'ouest pour fuir vers le Tchad. Des hommes nous ont rejoints - certains d'entre eux avaient des armes et des voitures pour défendre les gens le long du chemin. Nous avons été attaqués alors que nous traversions une ville appelée Shukri. Beaucoup ont été tués par les habitants. Mes amis tombaient comme des mouches, c'était la panique totale. Ceux qui ne sont pas morts là-bas, c'est parce qu'ils étaient plus loin des tireurs ou que d'autres personnes devant eux ont pris les balles. C'est la seule raison pour laquelle certains d’entre nous avons survécu. » L. 36 ans

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Vue du camp de transit d'Adré où sont hébergés les réfugiés nouvellement arrivés d'El-Geneina.

Vue du camp de transit d'Adré où sont hébergés les réfugiés nouvellement arrivés d'El-Geneina.

© Johnny Vianney Bissakonou/MSF

« À Shukri, un petit groupe nous a arrêtés et nous a demandé de nous asseoir. C'était comme le Jugement dernier, j'avais peur, j'ai prié Dieu de me sortir de là vivant. [Ils nous disaient] "Tous les esclaves doivent se lever et si vous voulez vivre, quittez le pays parce que le Soudan est pour les Arabes", alors nous avons commencé à courir et les hommes armés se sont mis à nous tirer dessus au hasard.  J'ai reçu une balle dans le pied droit, je saignais, mais je n'ai pas arrêté de marcher. A un moment donné, j'ai pris mon turban blanc, j'ai enveloppé mon pied dedans et je n'ai pas arrêté, même si j'étais fatigué. J'avais des vertiges, un gros mal de tête et je me sentais perdu. J'ai suivi le groupe comme un mouton dans un troupeau. Je n'ai jamais eu aussi soif de ma vie, et le peu d'eau que nous avions, nous l'avons gardé pour ma fille. Partout où je regardais, je voyais la mort. Croyez-le ou non, la mort a une odeur et je pouvais la sentir. J'ai vu de nombreux cadavres sur mon chemin. J'ai pensé que j'allais rejoindre ces cadavres dans quelques instants. Mais heureusement, nous avons atteint la frontière. C'est alors que j'ai vu un 4x4 blanc de Médecins Sans Frontières qui m'a pris en charge et nous a emmenés à l'hôpital d'Adré, où j'ai été soigné. » C. 40 ans

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Une crise humanitaire d’ampleur

Aujourd’hui, il reste environ 200 blessés hospitalisés à Adré. Certains auront besoin d’un suivi médical, notamment en physiothérapie, encore long avant de se rétablir. Pour améliorer les capacités de prise en charge et la qualité des soins, MSF a déployé fin juin son hôpital gonflable comprenant une salle de stérilisation, de radiographie, et deux blocs opératoires.

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Un employé MSF dans la clinique du camp de réfugiés de Arkoum

Un employé MSF dans la clinique du camp de réfugiés de Arkoum.

© Mohammad Ghannam/MSF

Avec la vague de blessés à Adré, sont arrivés également de nouveaux réfugiés en provenance d’El-Geneina. Environ 130 000, principalement des femmes et des enfants, ont été accueillis en ville au cours des dernières semaines selon le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). Cet accroissement soudain de la population génère des besoins humanitaires importants dans tous les domaines : soins médicaux, abris, aide alimentaire, eau et assainissement, dans un contexte déjà difficile pour les populations locales.

« L’unité pédiatrique était initialement conçue pour hospitaliser entre 35 et 50 enfants, et avec l’arrivée des réfugiés, nous y soignons aujourd’hui entre 200 et 250 enfants. 80 % souffrent de malnutrition aiguë sévère avec des complications. Aujourd’hui, l’une des priorités doit être d’élargir l’offre de soins pédiatriques et nutritionnels au niveau des centres de santé et des sites de réfugiés pour soigner les enfants plus tôt, avant que leur état ne s'aggrave. » Dr. Japhet Niyonzima, responsable médical MSF

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Distribution de nourriture à Arkoum, au Tchad.

Distribution de nourriture à Arkoum, au Tchad.

© Mohammad Ghannam/MSF

Les autorités et le HCR estiment à 260 000 le nombre de nouveaux réfugiés soudanais dans l’est tchadien à la mi-juillet.

Les sites de transit se multiplient, de nouveaux camps sont en train d’être établis, comme à Arkoum où les équipes MSF fournissent des soins médicaux, tandis qu’environ 400 000 réfugiés soudanais sont déjà présents au Tchad après avoir fui leur pays au cours des vingt dernières années. Il faudra assurer dans la durée une aide humanitaire majeure pour accompagner les plus vulnérables, qu’ils soient tchadiens ou réfugiés, et répondre aux ondes de choc du conflit soudanais dans un territoire déjà marqué par l’insécurité alimentaire, le manque d’accès à l’eau et aux soins.