Tribune du Dr Marie-Pierre Allié, présidente de MSF : "Somalie : assumer ou renoncer"

Le docteur Marie-Pierre Allié, présidente de Médecins Sans Frontières, publie aujourd'hui une tribune dans Le Monde sur la Somalie, les contraintes que MSF peut rencontrer dans ce pays et le choix de l'ONG de rester sur ce terrain.

Somalie : assumer ou renoncer

Le poids du mot "famine" et les chiffres évoqués pour illustrer l'urgence actuelle dans la Corne de l'Afrique provoquent un certain malaise, tant sont entravées les possibilités d'évaluation et d'action au cœur des régions les plus affectées, dont le centre sud de la Somalie. Dans l'incapacité d'établir un diagnostic précis de la situation, les organismes de secours sollicitent principalement le soutien du public à partir d'extrapolations basées sur des interventions limitées, parcellaires et souvent exogènes, au risque de déformer la réalité, de minimiser les difficultés d'accès ou de surestimer l'efficacité des secours.

 

En Somalie, les forces de l'Amisom ont réclamé 3000 hommes en renfort pour sécuriser les quartiers et permettre l'assistance aux populations déplacées dans la capitale après le départ des groupes islamistes. Le Gouvernement fédéral de transition (TFG) a de son côté annoncé l'amnistie pour les opposants shebab de Mogadiscio prêts à déposer les armes. Dans le sillage de ces discours permettant de gagner les coeurs et les esprits, les ONG se pressent désormais à Mogadiscio, assumant le risque de récupération politique afin de secourir les 100 000 déplacés qui auraient, selon les Nations unies, rejoint la capitale au cours des derniers mois.

 

Aujourd'hui comme hier, la ville de Mogadiscio est pourtant loin de ressembler à un sanctuaire. A l'absence de légitimité et de représentativité du TFG s'ajoute le poids des divisions, des jeux d'alliances et des rivalités entre clans dominant les quartiers. Les tensions dues à l'enjeu des secours se renforcent tandis que le retrait tactique des opposants Shebab pourrait augmenter les risques d'attentats, d'assassinats ou d'autres formes de violence. D'après plusieurs sources, des soldats du TFG seraient à l'origine de pillages et de tirs ayant entraîné la mort de plusieurs civils. Dans ce contexte d'insécurité, les déplacements, les possibilités d'évaluation ou d'action comme la présence de personnel expatrié restent limités. Les négociations permettant d'agir efficacement dans les zones de regroupement de population sont souvent longues et difficiles. La date, la nature ou la taille des interventions dépendent autant des tractations et conditions d'accès aux nombreux camps de déplacés que du caractère d'urgence. La superposition de priorités médicales complique enfin la donne : la vaccination d'une classe d'âge contre la rougeole impose un dispositif opérationnel et sécuritaire différent de la mise en place d'une source d'approvisionnement en eau ou d'une distribution générale de nourriture.

 

En dehors de la capitale, la présence continue des expatriés est impossible à assurer et rares sont les ONG à pouvoir accéder aujourd'hui à d'autres zones contrôlées par l'opposition armée. Répartie en diverses localités du centre sud de la Somalie, la dizaine de programmes âprement négociés jadis par MSF avec ses interlocuteurs locaux rencontrent désormais des difficultés pour s'étendre et se diversifier. Plus encore qu'à Mogadiscio, l'analyse de la situation par nos équipes somaliennes se limite essentiellement au périmètre des interventions menées dans nos programmes réguliers. Pour l'instant, les demandes et tentatives de négociations visant à élargir notre rayon d'action n'aboutissent pas malgré les signes d'inquiétude en termes de nutrition, de rougeole ou de maladies diarrhéiques. Quant à la majorité des autres organisations de secours, elles se voient refuser l'accès, tantôt suspectées d'espionnage à la solde de l'occident, de déstabilisation de l'économie locale ou de prosélytisme. Ainsi, ce qui sépare un grand nombre d'ONG des Shebab, des anciens et autres chefs d'entreprise "militaro politique" – les "chefs de guerre" –, semble actuellement plus important que ce qui les rapproche. Pour l'instant, humanitaires et interlocuteurs locaux ne parviennent pas à s'entendre sur la base d'un intérêt commun : l'amélioration du sort des populations.

 

En conflit depuis vingt ans, la Somalie est un pays où l'Etat ne fonctionne pas et où sévit aujourd'hui l'une des formes les plus abouties du libéralisme. En dépit des structures claniques, le corps social privatisé et désagrégé réagit avant tout en fonction d'une somme d'intérêts particuliers supérieure à l'intérêt général. L'urgence n'est alors qu'une notion théorique qui s'étire en pratique aussi longtemps que durent les négociations avec toutes les parties impliquées dans les actions de secours.

Le poids des tractations et des enjeux politiques de l'aide impose une autre temporalité, aussi frustrante pour MSF qu'incompatible avec le temps médiatique. Patienter, négocier, transiger au risque d'accepter une part de cécité, tel est le prix à payer dont le coût ne saurait pour l'instant justifier l'abandon des secours auprès d'une population affectée par la guerre. Se posant constamment la question des limites depuis trente ans en Somalie, MSF a donc jusqu'à présent fait le choix de continuer.

 

En Somalie comme partout ailleurs, les intentions ne font pas les secours. L'action humanitaire est une affaire de compromis qui doit se garder de toute compromission. Garantir que l'aide n'est jamais récupérée ou partiellement détournée par les forces en présence, c'est oublier l'existence de pratiques qui constituent parfois l'unique recours à l'existence de l'aide. Jusqu'où ne pas aller trop loin ? Telle est la question qui nous est posée. Entre le vol, le racket, la récupération à des fins politiques, le paiement d'un droit de passage, l'obligation d'embaucher des gardes armés ou la contribution à l'effort de guerre, l'éventail de risques et d'écueils est vaste autant qu'il nous impose la faculté constante de se laisser le choix : assumer, ou renoncer.

La tribune est disponible sur le site du Monde (édition abonnés)

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