« On ne peut pas continuer à chercher des ressources en fonction des prix qui nous sont imposés »

Directeur général du Fonds mondial pour la lutte contre le sida, la
tuberculose, et le paludisme, Michel Kazatchkine a signé la pétition de
MSF contre l'action du laboratoire pharmaceutique Novartis. Entretien.

Que vous inspire l'action en justice menée aujourd'hui en Inde par le laboratoire Novartis ?
L'industrie pharmaceutique insiste régulièrement sur le fait que le problème n'est pas que dans le prix des médicaments, mais aussi dans les ressources humaines, dans la distribution, dans la qualité des soins prodigués autour des médicaments. Cela, je ne le conteste pas, mais pour les grandes maladies tueuses - le paludisme et la tuberculose dans leurs formes résistantes et le sida pour les médicaments de deuxième ligne -, le prix des médicaments est vraiment un grand obstacle. Si nous ne maîtrisons pas le prix des médicaments, pays et grands programmes mondiaux - qu'il s'agisse du Fonds mondial ou des grands programmes bilatéraux - vont se retrouver confrontés à une sorte de dilemme épouvantable : peut-on continuer à traiter les malades déjà sous traitement et peut-on (ou non) permettre l'accès aux traitements de nouveaux malades ? Et en cela, le prix du médicament est un enjeu essentiel !

L'entrée de la Chine et de l'Inde dans l'Organisation mondiale du commerce, la hausse prévisible du prix des matières premières, les restrictions sur les génériques, la politique menée par certaines industries qui consiste à modifier une molécule, à la re-breveter, et à cesser la production de la précédente, sont des obstacles à l'accès aux génériques, donc à la diversification de l'offre, à la compétition et à la baisse des prix. Et la leçon que l'on a tous tiré du sida des années 2000 à 2005, c'est que l'arrivée de la compétition générique a véritablement fait baisser les prix. Pour toutes ces raisons, je pense que le procès actuel en Inde est chargé d'un poids symbolique.

Un des principaux arguments des firmes pharmaceutiques est de dire : les brevets permettent de financer recherche et développement. Que répondez-vous à cela ?
Je suis bien conscient, en particulier pour le sida, de la complexité des nouvelles molécules qu'il faut à présent synthétiser pour contourner les résistances. Prenons l'exemple d'un traitement de 4ème ou 5ème ligne de molécules comme le Fuzeon : ces molécules sont d'une telle complexité qu'elles demandent des investissements absolument considérables. Il faut que l'industrie puisse les faire, ce qui réclame une protection. Mais là où nous devons refuser le débat, c'est quand le seul choix consiste à accepter une politique de brevet telle qu'elle a toujours étés pratiquée ou à se voir opposer un refus d'investir et de produire. Je crois qu'il s'agit d'une question politique et même géopolitique fondamentale. Il faut trouver les moyens de satisfaire à la fois les possibilités d'investissement des industriels du Nord et un accès efficace au Sud, qui passe par les génériques et par des prix différenciés.

Pensez-vous que les accords Adpic permettent de concilier brevets et accès aux médicaments dans la pratique ?
Ce sont par définition des accords : donc tout le monde s'est mis d'accord. Et je crois qu'il faut faire attention : ils n'ont pas a été imposés aux pays du sud, qui les ont notamment signés. Dans les termes et dans la philosophie des Adpic, il existe vraiment des possibilités pour les pays d'acheter moins cher, ou d'acheter des génériques lorsqu'ils ne sont pas producteurs. Il reste, comme chacun sait, que depuis 2003, pratiquement aucun pays n'y a eu recours, en dehors de la Malaisie et de quelques exemples modestes. MSF, ainsi que d'autres chercheurs, Act Up, et l'Agence nationale de recherche sur le sida en France, ont bien montré que des accords bilatéraux peuvent court-circuiter ces flexibilités, qui ne sont de ce fait pas utilisées. Car un certain nombre de pays, je pense aux Etats-Unis, mais il ne faut pas croire que l'Europe est innocente sur ce sujet, ont des moyens de pressions économiques pour faire renoncer les gens à demander ces licences obligatoires.

J'ai été très frappé par l'exemple du Brésil, qui s'apprêtait à le faire pour le Kaletra et qui a finalement renoncé. Cela montre bien la tension qui peut exister entre un enjeu de santé publique et celui du commerce extérieur d'une même nation. Je ne vous cache pas que je n'aimerais pas être a la place des politiques qui ont à choisir entre les deux.

Il me semble néanmoins qu'après la déclaration de Doha et les étapes qui ont suivi, il est quand même temps que le monde questionne ce qu'il a fait et constate que ce qu'il a fait n'a pas permis l'accès aux traitements à bas prix. Si on continue comme cela on va dans l'impasse. Pour moi, la demande récente par la Thaïlande d'une licence obligatoire pour l'Efavirenz et le Plavix représente un évènement historique important. Je vais suivre cela avec beaucoup d'attention car je suis frappé du courage politique de la Thaïlande sur ce sujet.

On va dans l'impasse ?
Oui, si des évènements comme la demande de licence obligatoire par la Thaïlande, la dénonciation des accords bilatéraux avec le Maroc, ou encore le procès qui se tient actuellement en Inde, ne sont pas suffisants pour ébranler le système, il est clair que les politiques doivent s'emparer plus clairement de ce sujet : le G8 ne peut pas chaque année faire des déclarations sur l'accès universel, l'Assemblée générale des Nations unies ne peut pas s'engager à l'accès universel, et dire qu'il faut augmenter les ressources. Quand on dit qu'il faut augmenter les ressources parce qu'elles sont insuffisantes, il faut aussi savoir le prix qu'on accepte de payer quand on achète quelque chose. Et en l'état actuel, on ne peut pas continuer à chercher des ressources en fonction des seuls prix qui nous sont imposés, et que la communauté internationale ne peut ni discuter ni négocier en dehors d'une certaine marge d'ajustement beaucoup trop modeste par rapport aux enjeux.

Novartis déclare ne pas s'en prendre à l'accès aux médicaments mais vouloir préserver par principe la propriété intellectuelle. Qu'en pensez-vous ?
Jusqu'à aujourd'hui, je crois que la propriété intellectuelle a effectivement permis à l'industrie de réinvestir pour découvrir des médicaments dont on a tous besoin, et qui sont des médicaments de qualité, qui s'améliorent avec le temps. Mais derrière cette affirmation, que personne ne peut nier - l'amélioration des anti-rétroviraux en témoigne -, il ne faut pas masquer la réalité. 90 % des malades dans le monde ne peuvent avoir accès à ces médicaments et à ces innovations. Il y a donc un problème qu'on ne pourra résoudre sans étudier la question des deux côtés. Ce que dit Novartis : « Je préserve la propriété intellectuelle, donc je préserve ma capacité et la capacité de l'industrie à investir », n'est pas faux. Mais à cela il faut répondre qu'il s'agit aussi d'un système qui empêche actuellement l'accès des médicaments aux pays pauvres. Il faut donc trouver une solution tous ensemble. Soyons clairs : ce n'est pas noir ou blanc. Mais la force de ce procès et la force de cette protestation sont d'attirer l'attention du monde sur le fait que nous ne pouvons pas continuer comme ça si nous voulons que les malades des pays pauvres aient accès à la santé, et nous le voulons ! On ne le veut pas seulement pour des raisons humanitaires, ou morales, on le veut parce que sans développement, il n'y aura pas de mondialisation. La mondialisation est là pour tout le monde, pour les riches comme pour les pauvres ! Tout le monde en tirera bénéfice. Si c'est une mondialisation qui n'est qu'une libre expression des forces de marché, elle continuera à laisser des centaines de millions de personnes au bord de la route.

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