Haïti : la phase d’urgence n’est pas terminée

Patient pris en charge par MSF à l'Hôpital d'Isaie Jeanty à Chancerelle  Haïti février 2010
Patient pris en charge par MSF à l'Hôpital d'Isaie Jeanty, à Chancerelle - Haïti, février 2010 © William Daniels

La présidente de Médecins Sans Frontière, le Dr Marie-Pierre Allié, de retour de Haïti, analyse la situation un mois après la catastrophe. Le retrait des équipes médicales internationales, le manque d'abris et la lenteur des distributions sont les principaux points faibles des opérations en cours. La réponse internationale à cette catastrophe exceptionnelle n'offre pas matière à polémique mais à réflexion.

Un mois après le tremblement de terre, quelle est la situation à Port-au-Prince et dans la zone du séisme ?

L'ampleur des destructions que j'ai pu observer sur le terrain est exceptionnelle. Même avec l'expérience de catastrophes naturelles, même après avoir vu les images en boucle sur tous les écrans, on reste impressionné par la vision d'un tel désastre. Dans certains endroits, des familles vivent dans les gravats de quartiers complètement détruits.

Dans d'autres quartiers, les bâtiments encore debout semblent très instables, dangereux. Les chiffres des Nations-unies donnent une estimation d'environ 500 000 personnes déplacées sur plus de 300 sites de regroupement dans la capitale mais cela n'est qu'une partie du problème.

Nous parlons d'une capitale de 2,5 millions de personnes où pratiquement plus aucun habitant ne dort sous un toit. Une partie des habitants a quitté Port-au-Prince, un cinquième environ. Les autres dorment quasiment tous dehors, soit dans des espaces publics, soit devant leurs maisons, détruites ou non.

En même temps, il y a un certain retour à la normalité, des marchés réapparaissent, des commerces sont ouverts, les travaux de déblaiement progressent.

Cette reprise d'activité, impressionnante, contraste avec une désorganisation persistante un mois après le séisme. L'accès à la nourriture, aux abris reste très difficile et limité. La présence humanitaire est visible, manifeste, dans certains quartiers, mais quasiment nulle dans d'autres, sans lien apparent avec l'ampleur des destructions.

Globalement, les besoins essentiels ne sont pas encore couverts, après quatre semaines, et cela crée inévitablement des tensions, et potentiellement, à terme, des risques pour la sécurité. De plus, beaucoup de personnes ont besoin d'une aide psychologique, après l'expérience traumatisante qu'elles ont traversée, la perte de proches, la destruction de leur maison et pour faire face à la précarité de leur situation actuelle.

Le contraste est net entre la mobilisation massive à l'étranger, au niveau des donateurs ou des secours d'urgence envoyés, et la situation sur le terrain, où ces secours parviennent difficilement à une population qui a le sentiment d'être laissée pour compte.

Quelles sont les priorités ?

Nous ne sommes pas sortis de la phase d'urgence et à ce stade, deux enjeux sont particulièrement importants. Au niveau global, accélérer le rythme des distributions d'abris est primordial. Quand des centaines de milliers de familles vivent sans protection contre les intempéries, regroupées sur des sites surpeuplées, avec très peu de latrines, le risque sanitaire est important. Il n'y a pas d'épidémies enregistrées à ce jour mais ces conditions de vie sont favorables à la propagation de nombreuses maladies, notamment les diarrhées et les infections cutanées.

La saison des pluies commence dans quelques semaines et nous risquons de voir les infections respiratoires augmenter. Nous constatons déjà dans nos consultations que ces maladies gagnent du terrain. Selon les chiffres de l'office de coordination des secours des Nations-Unis (OCHA), moins de 300 000 personnes ont reçu un abri d'urgence et dans certains cas ce n'était qu'une bâche plastique.

Environ 20 000 tentes seulement ont été distribuées alors qu'il en faudrait cinq fois plus. Nos équipes ont commencé à donner des tentes, principalement pour les patients qui quittent l'hôpital et pour 1800 familles dans un camp près de Saint-Louis, et d'autres distributions sont prévues. L'absence d'hébergement participe également à l'engorgement des structures médicales. L'état de santé de certains patients permettrait une sortie de l'hôpital et la poursuite des soins dans une clinique le jour. Mais ils restent hospitalisés parce qu'ils ne disposent pas d'abris adaptés à leur convalescence.

Certes, il faut réfléchir à des solutions à plus long-terme et organiser la reconstruction, mais il faut, surtout, de toute urgence fournir des abris, probablement des tentes, du matériel de base comme des couvertures et construire des latrines et des douches. Ce n'est pas simple, l'espace est restreint et une grande partie de ces déplacés veut rester à Port-au-Prince puisque c'est là que se trouve le travail. Dans l'immédiat, les tentes peuvent offrir un abri temporaire et qui peut être déplacé. La recherche de solutions pérennes ne doit pas conduire à priver la population d'Haïti d'abri pendant la saison des pluies.

Quel est l'autre enjeu majeur ?

Une partie des équipes médicales d'urgence envoyées par les Etats partent alors que les soins médicaux pour leurs patients ne sont pas terminés. Nombre des blessés opérés ont besoin de chirurgie de reprise et de soins post-opératoires complets. Ces soins nécessitent des semaines d'hospitalisation.

Nos équipes ont nettement augmenté les capacités post-opératoires et continuent à travailler en ce sens. Nous mettons en place une offre globale, comprenant soins médicaux et infirmiers, kinésithérapie et soutien psychologique. Les besoins dans ce domaine sont maintenant très importants mais globalement les ressources disponibles sont en phase de diminution.

Les hôpitaux publics ont besoin de libérer des lits pour reprendre leurs activités normales. Le départ des autres équipes médicales internationales est prématuré. Il est trop tôt pour un retour à la normale. Le retrait rapide des équipes internationales, après quelques semaines seulement, n'est pas adapté à des contextes comme celui-ci, avec beaucoup de blessés nécessitant des soins sur la durée. C'est une constante sur ce genre de crises. Nous l'avions déjà constaté au Pakistan, après le tremblement de terre en 2005, ou même après le tsunami.

Plusieurs Etats se sont positionnés, immédiatement après le séisme, pour prendre en main la coordination des secours d'urgence. Cela a-t-il eu un impact négatif ?

La mobilisation massive de certains Etats pour venir en aide aux Haïtiens a assurément eu des conséquences, positives. Un déploiement de moyens importants aide à remettre en fonction des infrastructures essentielles comme l'aéroport et le port par exemple.

Ensuite, la question est une fois de plus celle des priorités, fallait-il d'abord monter son quartier général et assurer le confort de ses troupes ou ne valait-il pas mieux commencer par donner aux autorités du pays les moyens de jouer leur rôle ? Lors d'une rencontre avec le Ministre de la Santé à Port-au-Prince, j'ai été frappée par les moyens très limités dont disposait le personnel du Ministère.

Le défaut de coordination dans le domaine médical a posé problème pendant les deux premières semaines, il est arrivé que nos équipes évaluent les besoins dans une zone, commencent à travailler et que d'autres équipes, militaires ou d'autres ONG, veuillent mener des activités au même endroit.

Les désastres naturels de grande ampleur sont toujours des scènes sur lesquelles se jouent des stratégies et des rivalités politiques ; ils sont aussi des enjeux domestiques puisque les opinions publiques attendent que leur pays apporte des secours. Il faut prendre garde à ce que ces considérations ne pénalisent pas l'efficacité des secours. Quant à la reconstruction, c'est au gouvernement et à la société haïtienne de la planifier. Aucun autre Etat n'a la légitimité pour décider à la place d'un pays affaibli par une catastrophe naturelle.

Au vu de la situation actuelle, il y-a t'il un échec des acteurs de l'aide ?

Un délai de quelques jours avant l'arrivée des secours sur le terrain et de quelques semaines avant le déploiement complet pour couvrir les besoins est normal. Dans le cas d'Haïti, l'ampleur des besoins est exceptionnelle et l'arrivée comme le déploiement des secours sont nécessairement tardifs et perçus comme insuffisants. Nous sommes dans la situation inédite de destructions massives dans une capitale.

L'Etat haïtien, de même que le personnel des Nations unies qui était sur place, ont été très directement, physiquement atteints et ont mis plus de temps à pouvoir organiser efficacement une réponse. Deuxième élément, les infrastructures essentielles ont été largement détruites. Toute une partie du système de santé n'était plus en état de fonctionner, les routes et le principal aéroport étaient détruits et il n'y avait pas d'alternative proche puisque, comme partout, les principales ressources étaient situées dans la capitale. Il y a eu un goulot d'étranglement qui a considérablement ralenti l'acheminement des secours.

Au-delà des questions logistiques, le déploiement de l'aide est aussi ralenti par les conditions de sécurité. Tous les acteurs cherchent des solutions pour distribuer l'aide. Ceci n'est pas propre aux contexte haïtien, la distribution d'aide d'urgence est très souvent compliquée, particulièrement, comme ici, dans un contexte urbain. Mais il ne faut pas faire n'importe quoi.

A mon sens, le largage de vivres, par hélicoptère, dans des quartiers peuplés, comme on a pu le voir au début à Port au Prince, est un mode d'action extrêmement contre-productif et dangereux. Ce peut être efficace pour annoncer rapidement des tonnes d'aide "distribuées" mais cela risque de créer des accidents, des émeutes et les plus vulnérables ont peu de chance d'y avoir accès.

Dossier "Tremblement de terre en Haïti"

Retour au dossier consacré aux interventions de MSF en Haïti après le séisme du 12 janvier 2010.

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