Haïti - Extrême violence à huis clos

De retour d'Haïti, Pierre Salignon, directeur général de MSF, décrit la situation d'extrême violence qui sévit aujourd'hui à Port-au-Prince. Loin de ramener le calme, la mission des Nations unies pour la "stabilisation" d'Haïti (Minustah) se trouve aspirée dans une guerre contre les partisans de l'ancien Président Aristide.

De retour d'Haïti, Pierre Salignon, directeur général de MSF, décrit la situation d'extrême violence qui sévit aujourd'hui à Port-au-Prince. Loin de ramener le calme, la mission des Nations unies pour la "stabilisation" d'Haïti (Minustah) se trouve aspirée dans une guerre contre les partisans de l'ancien Président Aristide.

 

Devant la dégradation continue des conditions de sécurité dans lnue des conditions de sécurité dans la capitale haïtienne, MSF appelle publiquement tous les acteurs armés à épargner les civils et à faciliter le transfert des blessés vers les hôpitaux.

 

Mercredi 22 Juin 2005. Il est aux alentours de 10 heures à Port-au-Prince. L'ambulance de la Croix Rouge Haïtienne arrive sirène hurlante devant l'entrée des urgences de l'hôpital Saint Joseph. Deux volontaires de la Croix Rouge coiffés de casques blancs sortent de la voiture dans la précipitation. Ils en descendent un homme blessé par balle sur un brancard sanguinolent. Il a semble-t-il été fauché il y a quelques minutes, dans une rue de la capitale haïtienne, au cours d'échanges de tirs entre les troupes des Nations unies et des partisans du Président exilé Jean-Bertrand Aristide, les fameuses "Chimères".

Dans l'hôpital, c'est l'effervescence. Les médecins et les infirmières s'affairent. Ce matin, cinq blessés par balle ont déjà été admis en urgence. Un homme allongé sur un lit donne son sang pour un de ses proches, un autre est en train d'être opéré par les chirurgiens pour une blessure grave à l'abdomen. Une matinée presque ordinaire à Port-au-Prince.

Entre criminalité généralisée et insurrection armée contre le pouvoir du Premier ministre haïtien Gérard Latortue (fin 2004, il a été placé à la tête du pays après que le Président dictateur Aristide eut été contraint de quitter le pays sous la pression notamment des Etats-Unis et de la France), la peur est omniprésente au sein de la population.

Plus d'un tiers de la ville est considéré comme "extrêmement dangereux", livré au pouvoir arbitraire des gangs, la plupart partisans d'Aristide. Comme le résume froidement un membre haïtien de l'équipe MSF, "quand on marche dans la rue, on ne sait pas si on est encore vivant ou déjà mort".

Alors que le Conseil de sécurité des Nations unies a renouvelé le mandat de la mission des Nations unies pour la "stabilisation" de Haïti (7 400 casques bleus et policiers internationaux auxquels vont s'ajouter 1.000 hommes supplémentaires pendant la période pré-électorale à venir), les violences contre les civils sont quotidiennes dans Port-au-Prince (le reste du pays est calme), et le nombre de blessés soignés par MSF est toujours plus important.

En raison de l'absence d'unité de soins adaptée pour les blessés, MSF a ouvert fin décembre 2004 un centre de prise en charge des traumatismes d'une capacité de 50 lits situé dans l'hôpital Saint Joseph, un des hôpitaux de Port-au-Prince. Il est le seul qui délivre des soins médicaux et chirurgicaux d'urgence gratuits et de qualité en faveur des nombreuses victimes de la violence. En complément de cette activité, depuis mars 2005, MSF offre également des soins post-chirurgicaux dans un centre dit de réhabilitation d'une capacité de 27 lits.

Les violences directes observées dans le cadre de ce programme médical (blessures par balle ou arme blanche, contusions par violence, brûlures, traumatismes crâniens) ne sont que le reflet de la dégradation de la sécurité dans la capitale Haïtienne et de ses conséquences directes sur la population.

Entre le 18 décembre 2004 (date de lancement de cette mission) et la fin du mois de juin 2005, l'équipe de MSF a traité près de 2700 patients dans le service des urgences de l'hôpital Saint Joseph. Près de 700 d'entre eux ont été hospitalisés tandis que les autres ont bénéficié de soins en ambulatoire ou d'une référence extérieure quand elle était possible.

Près de la moitié des victimes sont des femmes, des enfants ou des personnes âgées, blessés le plus souvent au cours des affrontements violents qui opposent, d'une part, la police nationale haïtienne (PNH) ou les forces des Nations unies et, d'autre part, les groupes criminels soutenant l'ancien Président Aristide, retranchés dans plusieurs bidonvilles de la capitale.

Depuis l'ouverture du programme, un tiers des victimes prises en charge l'ont été suite à des blessures par balle, dans certains cas des balles explosives. Parmi la trentaine de personnes décédées à l'hôpital Saint Joseph entre décembre 2004 et mai 2005, la grande majorité l'a été suite à des plaies par balle. Une quarantaine de cas de viols a également été recensée et les victimes ont été prises en charge sur le plan médical et psychologique.

Les blessés sont dans la majorité des cas référés à MSF par la Croix Rouge Haïtienne (1), qui prend – au quotidien – des risques importants pour effectuer son travail. Mi-juin, deux de ses volontaires ont été grièvement blessés (2) dans le quartier populaire de la "Cité Soleil" au cours d'un échange de tirs entre les soldats de la Minustah et les "Chimères". Un des chefs de gang du quartier avait prévenu : "si les soldats onusiens marchent dans nos rues, on tire".

Selon le personnel médical, les hommes et les adolescents blessés rencontrent d'importantes difficultés pour accéder à l'hôpital Saint Joseph. Suspectés par la police d'appartenir aux groupes armés d'opposition, ils craignent d'être arrêtés ou exécutés par les forces de l'ordre avant même d'avoir bénéficié de soins. C'est ainsi qu'un blessé transporté par un taxi local à l'hôpital St Joseph a été arrêté devant les yeux des brancardiers avant même de pouvoir en descendre, et conduit par la PNH (police nationale haïtienne) vers l'hôpital général de Port-au-Prince. Il y est mort une heure plus tard, sous la surveillance des policiers, faute de soins.

Devant la dégradation continue des conditions de sécurité à Port-au-Prince, Médecins Sans Frontières appelle publiquement tous les acteurs armés à épargner les civils et à faciliter le transfert des blessés vers les hôpitaux, et en particulier vers le service des urgences de l'hôpital Saint Joseph qui tente d'accueillir tous les blessés, quels qu'ils soient. Ce n'est pas sans difficulté. Dans les chambres se côtoient des civils, des jeunes des bidonvilles, et parfois des policiers, tous blessés au cours des violences qui secouent la capitale haïtienne. La nouvelle des soins délivrés par MSF s'est progressivement répandue au sein de la population de tous les quartiers, notamment les plus populaires, mais aussi auprès des acteurs politiques nationaux et internationaux. Espérons que cela soit un gage supplémentaire de sécurité pour l'équipe de MSF dans ce contexte dégradé.

Il ne faut cependant pas se faire d'illusions. La situation risque encore de se détériorer, laissant la place à toujours plus de violences. La communauté internationale en porte une large responsabilité. La Minustah est incapable de "ramener la paix" dans Port-au-Prince. Avec le mandat qu'elle a reçu du Conseil de sécurité des Nations unies – lui permettant d'utiliser la force pour accomplir sa "mission" –, elle est devenue un acteur armé au conflit, source de violences contre les civils dans le cadre des opérations de police menées dans les bidonvilles. Un de ses représentants ne s'étonne même plus des "dommages collatéraux" dont sont responsables les soldats onusiens, prix à payer selon lui pour "stabiliser" Port-au-Prince. Peu importe si la Minustah est désormais perçue par une frange importante de la population comme une force d'occupation, soutenant un gouvernement de transition dont les pouvoirs sont limités. Pendant ce temps, les Haïtiens continuent de vivre dans une pauvreté extrême, victimes sans visage d'un conflit quasi oublié, dont la résolution prochaine et pacifique semble improbable.

 

(1) Les autres le sont par les soldats de la Minustah ou des taxis privés.
(2) Ils sont actuellement traités à l'hôpital Saint Joseph.

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