Depuis plus d’un an, les civils d’El Fasher, dans le Darfour du Nord, sont pris au piège de la guerre. Les témoignages des réfugiés et déplacés soudanais, recueillis par les équipes de Médecins Sans Frontières (MSF) au Tchad et au Soudan, mettent en lumière des violences extrêmes commises à grande échelle contre les civils à El Fasher ainsi que dans le camp de déplacés de Zamzam et lors de leur fuite.
« Ils sont venus jusqu'à la clôture, ils ont mis mon mari en joue et l'ont abattu de deux balles dans le dos. Ils ont également abattu mon fils de 5 ans dans le dos, il était allongé entre nous. Du sang coulait sur mon fils de 3 ans, qui s'est alors rapproché de moi. Mon mari et mon fils sont morts sur le coup. Ensuite, ils m'ont tiré dans la jambe et la main droite. […] Mon oncle aveugle était allongé sur le côté, ils l'ont également abattu en lui tirant dans le dos. […] Je n'ai plus aucun espoir. Quand ils ont tiré sur mon fils, des morceaux de son corps sont tombés dans mes mains.
En avril et en mai 2024, les combats entre les Forces de soutien rapide (RSF) et les Forces armées soudanaises (SAF) soutenues par une coalition de groupes armés se sont intensifiés à El Fasher. La ville est la dernière des cinq capitales régionales du Darfour à ne pas être tombée aux mains des RSF. Depuis, des installations civiles et des quartiers abritant la population y ont été frappés par tous les belligérants lors de bombardements aériens, de tirs d'artillerie ou d’opérations terrestres, et dans certains cas systématiquement et délibérément pilonnés.
« Les SAF ont bombardé notre quartier par erreur, puis sont venues présenter leurs excuses à la population. Leurs avions ont parfois bombardé des zones civiles sans aucune présence des RSF, je l'ai vu à plusieurs endroits où il n'y avait pas de RSF. […] Beaucoup de gens sont morts à cause des bombardements aériens des SAF.
« Lorsque les RSF ont commencé à attaquer El Fasher en mai, je les ai vus entrer par le sud de la ville, puis ils ont ouvert le feu et tout le monde s'est mis à fuir vers le nord. Des personnes ont été tuées dans les tirs.

Des personnes déplacées par les combats à El Fasher arrivent à Tawila, Darfour du Nord, Soudan, juin 2024.
© Mohammed Jamal JibreelEn mai 2024, 1 347 personnes ont été admises à l'hôpital Sud d'El Fasher, soutenu par MSF, dont 214 ont succombé à leurs blessures entre le 10 mai et le 8 juin. Après la fermeture de l'hôpital Sud le 9 juin, le service des urgences et celui de chirurgie pour les blessés de guerre ont été transférés à l'hôpital saoudien. Du 9 juin au 6 juillet, 624 blessés y ont été admis, dont 87 sont décédés.
« Ils ont tiré sur toutes les personnes qu'ils voyaient, peu importe qu'il s'agisse d'un enfant, d'une femme ou d'une personne âgée.
Les blessés présentaient des blessures abdominales, des blessures thoraciques, des traumatismes crâniens et des fractures ouvertes. Certains avaient été blessés par des éclats d'obus, d'autres par des bombardements. Au cours du mois de juin, 21 % des victimes étaient des femmes et 16 % des enfants. De nombreux témoins ont déclaré avoir perdu un ou plusieurs membres de leur famille et leur maison dans les combats.
« On voyait souvent les RSF emprunter la route principale du quartier pour attaquer les SAF, puis revenir en traversant à nouveau le quartier et tirer au hasard. La police arrivait du sud et les SAF de l'ouest pour les affronter, puis les RSF s’enfuyaient en repassant par le quartier.
Tawila, Darfour du Nord, Soudan, mai 2025.
© Jérôme TubianaCiblage délibéré des communautés non arabes par les RSF
Les RSF et leurs alliés ont systématiquement pris pour cible les communautés non arabes, en particulier les Zaghawa. De nombreux Soudanais ont déclaré avoir été pris pour cible parce qu'ils n'étaient pas arabes ; beaucoup d’autres ont rapporté que les Zaghawa étaient particulièrement menacés.
La communauté zaghawa constitue le noyau des Forces conjointes, qui sont restées neutres jusqu'à la fin de l’année 2023 et qui par la suite ont commencé à combattre aux côtés des SAF pour défendre El Fasher et Zamzam. Un nombre conséquent de villages et de quartiers pris pour cible par les RSF et leurs alliés lors de leurs offensives sont connus pour abriter cette communauté.
« Ils demandaient aux gens s'ils appartenaient à la tribu des Zaghawa, et si c'était le cas, ils les tuaient.
Des témoins ont également rapporté que des soldats des RSF avaient évoqué des plans visant à « nettoyer El Fasher » de sa communauté non arabe, et en particulier zaghawa.
Compte tenu des atrocités de masse à caractère ethnique commises contre les Masalit dans l'ouest du Darfour en juin et en novembre 2023, ainsi que des récentes violences ethniques et massacres perpétrés dans le camp de Zamzam, il existe un risque réel qu'un tel scénario se répète à El Fasher.
« Samedi, du matin au soir, toutes les maisons du sud de Zamzam ont été incendiées, intentionnellement. […] Mon cousin a été brûlé vif alors qu'il tentait de s'échapper d'une pièce de la maison où nous nous trouvions.
Tawila, Darfour du Nord, Soudan, mai 2025.
© Jérôme TubianaLes personnes qui ont réussi à survivre aux opérations militaires aériennes et terrestres ont fait état de pillages systématiques, de meurtres arbitraires ou délibérés de civils et de bâtiments civils brûlés, notamment des maisons et des marchés. Elles ont également rapporté des violences sexuelles à grande échelle, tandis que de nombreux enlèvements de femmes mais aussi d’hommes suggèrent qu’ils constituent une source de revenus pour les RSF et leurs affiliés.
« Lorsque les RSF ont commencé à assiéger El Fasher en mai, certains d'entre eux [...] se sont installés dans plusieurs blocs du camp de déplacés d'El Salam, comme le bloc 12, habité principalement par les Zaghawa. Ils ont pris ce quartier par la force et ont kidnappé de nombreuses femmes, certaines déjà mariées, qui se trouvaient dans les rues, d’autres venant d'Abu Shok, où elles se trouvaient pour travailler. J'en connais six. Vous pouvez imaginer ce qu'ils leur ont fait. Nous n'avons aucune nouvelle d’elles. Ils ont également tué les hommes qui tentaient de les protéger.
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits humains, le nombre de victimes de violences sexuelles signalées à El Fasher a considérablement augmenté depuis mai 2024, atteignant entre 20 et 40 cas par mois. Ce chiffre est largement sous-estimé en raison de la stigmatisation, du siège et des violences qui ont entravé les mouvements et l’accès aux soins de la population.
« Les viols ont lieu lorsque les femmes se rendent dans les champs, à chaque saison agricole. Cette année, deux femmes zaghawa se sont rendues à Um Hashab, à 7 km à l'ouest de Zamzam. Les Janjawids [miliciens] les ont violées et abandonnées là-bas.
Tawila, Darfour du Nord, Soudan, mai 2025.
© Jérôme TubianaUn système de santé décimé
Lorsque les combats se sont intensifiés à El Fasher en mai 2024, les structures de santé soutenues par MSF ont subi au moins sept incidents liés à des bombardements ou des tirs provenant des deux camps. En juin 2024, pas moins de quatre incidents de ce type ont été signalés. Entre mai et août 2024, au moins 10 personnes ont été tuées et 42 blessées alors qu'elles se trouvaient dans un établissement médical soutenu par MSF.
Les attaques contre les structures de santé se sont poursuivies et, en conséquence, en août 2024, MSF a été contrainte de mettre fin à son soutien à l'hôpital saoudien, qui était le dernier hôpital public de la ville capable de soigner les blessés et de pratiquer des interventions chirurgicales.
En décembre 2024 et en janvier 2025, les ambulances de MSF ont été prises pour cible à deux reprises. À ce moment-là, les transferts depuis l'hôpital de campagne de MSF à Zamzam vers l'hôpital saoudien d'El Fasher sont devenus extrêmement difficiles en raison de l'insécurité sur la route, ce qui a entraîné la mort de quatre enfants qui n'ont pas pu être transférés à temps.
« Avant, on recevait les patients, on les stabilisait et on les transférait à El Fasher, mais avec la route bloquée, on ne pouvait plus le faire. On stabilisait les patients, qui rentraient chez eux, puis revenaient et mouraient à l'hôpital ou dans leur communauté, car on ne pouvait pas les transférer.
Après la suspension des activités de MSF à Zamzam en février 2025, les personnes déplacées ont rapporté que l'accès aux soins de santé était devenu pratiquement impossible. À la mi-avril 2025, il ne restait qu’un seul hôpital partiellement opérationnel doté d'une capacité chirurgicale, pour une population estimée à plus d'un million de personnes.
Au-delà du manque flagrant d'infrastructures sanitaires, de multiples obstacles entravent l'accès aux soins, notamment les pénuries de médicaments et leur coût élevé lorsqu’ils sont disponibles.
« Il n'y avait rien, même les pharmacies privées et les cliniques étaient fermées. La seule option était de connaître quelqu'un qui avait des médicaments. Même si c’était un proche, il vous les vendait. Si vous n'étiez pas de sa famille, il ne vous les vendait pas. Beaucoup de personnes atteintes de maladies chroniques sont décédées, des personnes âgées et des enfants aussi.
Tawila, Darfour du Nord, Soudan, mai 2025.
© Jérôme TubianaLes travailleurs humanitaires ont également été menacés à plusieurs reprises, parfois assassinés. Le 11 avril 2025, la dernière organisation humanitaire internationale encore présente dans le camp de Zamzam, Relief International, confirmait que neuf membres de son personnel avaient été tués dans un dispensaire du camp lors d’une offensive terrestre de grande envergure menée par les RSF dans le camp, qui accueillait alors plus de 500 000 personnes. Deux autres membres du personnel sont décédés des suites de leurs blessures.
Le nombre total de morts et de blessés durant cette opération militaire est toujours inconnu. En l'absence d'hôpital opérationnel dans le camp, la plupart des blessés n'ont pas eu accès à des soins médicaux vitaux.
Selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 400 000 personnes ont été déplacées en moins de trois semaines. Une grande partie de la population a fui vers El Fasher où elle est restée piégée, hors de portée de l'aide humanitaire et exposée à des attaques et à de nouvelles violences de masse.
« Lorsque l'attaque a eu lieu dans la partie nord de Zamzam, les civils se sont déplacés vers le sud. Seul l'hôpital MSF était là, tout le reste était désert. […] Ils savaient [qu'il s'agissait de zones civiles] […] – ils ont clairement déclaré qu'ils voulaient que tous les civils partent.
« Zamzam est devenu un véritable enfer, il y avait des bombardements et des tirs de tous les côtés sauf au nord-ouest. Beaucoup gisaient sur la route, certains blessés, même des enfants, mais il n'y avait aucun moyen de les secourir, nulle part où les emmener. Il n'y avait pas de médicaments pour eux, beaucoup se sont vidés de leur sang et sont morts.
Quelques jours plus tard, le 16 avril, les RSF ont mené une opération dans la capitale du Darfour du Nord, faisant des dizaines de blessés et de morts. Entre le 13 avril et le 10 mai, 528 blessés ont été soignés à l'hôpital soutenu par MSF à Tawila, une ville située à environ 60 kilomètres de Zamzam.
Tawila, Darfour du Nord, Soudan, mai 2025.
© Jérôme TubianaAttaques systématiques sur les marchés et blocage de l’approvisionnement
Depuis plus d’un an, les civils sont privés de nourriture et d'eau, l'une des conséquences mortelles étant la propagation de la famine, confirmée en août 2024 par le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC).
« En février, les RSF ont attaqué le marché, ce qui a fait grimper les prix en flèche. […] Les gens ont commencé à venir à Tawila à dos de chameau, à dos d'âne ou avec des charrettes tirées par des ânes pour acheter de la nourriture et la ramener à Zamzam. Si les RSF les attrapaient, ils les tuaient. Cinq ou six personnes ont été tuées sur la route alors qu'elles tentaient d'apporter de la nourriture. D'autres ont dû abandonner leurs marchandises et leurs chameaux.
Les marchés ont été pris pour cible à plusieurs reprises par les belligérants. En raison des attaques répétées, leurs heures d’ouverture ont été réduites, restreignant encore davantage l'accès des civils à la nourriture.
En raison des blocages des approvisionnements, du pillage du bétail et de la destruction des magasins et des marchés, les prix des denrées alimentaires ont augmenté. Le manque d'argent liquide, associé aux frais de transfert de 30 à 40 % prélevés par le système de transfert d'argent par téléphone ont encore compliqué l'accès à la nourriture.
Depuis mai 2024, les RSF ont imposé un blocus quasi total de l'aide à El Fasher et Zamzam, malgré la déclaration de famine et la résolution 2736 du Conseil de sécurité des Nations unies exigeant la levée du siège. En mars 2025, une évaluation rapide des besoins menée par plusieurs organisations non gouvernementales, dont MSF, et des institutions gouvernementales dans les sites rassemblant les personnes déplacées situés à El Fasher a révélé des chiffres catastrophiques : environ 38 % des enfants de moins de cinq ans souffraient de malnutrition aiguë, 11 % d'entre eux souffrant de malnutrition aiguë sévère (MAS) et 27 % de malnutrition aiguë modérée (MAM).
« Certaines personnes ont commencé à manger n'importe quoi, par exemple de l'ambaz [résidu de cacahuètes broyées pour en extraire l'huile]. Beaucoup de gens allaient de maison en maison, frappaient aux portes pour demander de la nourriture, en particulier ceux qui venaient du marché et les habitants de Shagra, car ils avaient tout perdu, ils n'avaient que les vêtements qu'ils portaient et n'avaient pas d’autre choix que de demander de l'aide. Il n'y avait aucune ONG, aucune aide, aucun travail.
À la fin du mois de février 2025, seules 3 des 41 pompes manuelles d'El Fasher étaient en état de marche, tandis que seuls 12 des 28 réservoirs d'eau étaient opérationnels. Dans le camp de Zamzam, l'accès à l'eau est devenu extrêmement difficile. Alors que les pompes à eau ne fonctionnaient pour la plupart plus en raison d'un manque d'entretien ou des combats, la pression sur les rares sources d'eau restantes s'est accrue en raison du nombre plus élevé de déplacés présents dans le camp.
« Ils [les RSF] ont également pris notre eau et l'ont jetée par terre. Ils ont fait cela à beaucoup de gens, c'est pourquoi les personnes qui se trouvaient sur le chemin avaient très soif, et même des enfants et des personnes âgées sont morts de soif sur la route. On pouvait voir beaucoup de gens allongés et beaucoup d'effets personnels éparpillés. Beaucoup ont quitté Zamzam mais n'ont pas atteint Tawila.
Ce manque d'accès à l'eau, associé à une faible couverture vaccinale, a accru le risque d'épidémies et constitue une cause majeure de la détérioration de la santé de la population.
Tawila, Darfour du Nord, Soudan, mai 2025.
© Jérôme TubianaMSF appelle les parties belligérantes et les acteurs internationaux, y compris les agences des Nations unies, à tout faire pour prévenir de nouvelles atrocités de masse – qu’elles soient indiscriminées ou motivées par des considérations ethniques – et à prendre des mesures urgentes pour protéger les civils.
MSF exhorte les Nations Unies et ses États membres à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour garantir la mise en œuvre la résolution 2736 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui exige que les RSF mettent fin au siège d'El Fasher. Une réponse humanitaire à grande échelle doit être mise en place urgemment.