Témoignage d'un chirurgien de retour de RCA : "MSF a pris en charge tous ces blessés, quel que soit leur camp"

Hôpital de Paoua - Novembre 2012
Hôpital de Paoua - Novembre 2012 © Corentin Fohlen / pour Phosphore/ Divergence

Jacques est chirurgien. Il a effectué de nombreuses missions avec MSF, dont la dernière en République centrafricaine. Il raconte comment elle s'est déroulée.

« Je m’appelle Jacques Kahn, j’ai 74 ans : la génération des fondateurs de MSF. Originaire de l'Est de la France, j’ai fait mes études de médecine et de chirurgie générale dans les facultés de Nancy et Besançon. Toute ma carrière, j’ai pratiqué au sein d’une clinique privée d’Epinal où j’exerçais essentiellement des actes de chirurgie digestive et vasculaire, de la thyroïde et du sein.

Je n’ai jamais eu le temps de partir en mission humanitaire lorsque j'étais en activité, alors je me suis rattrapé une fois à la retraite. Je pars deux fois par an minimum pour MSF : en Côte d'Ivoire, en Guinée, au Tchad à la frontière avec le Darfour, au Libéria, au Yémen, en République démocratique du Congo (RDC), au Soudan du Sud, au Congo Brazzaville et quatre fois en République Centrafricaine (RCA)…

La RCA est la dernière mission que j’ai effectuée avec MSF. Je suis parti en août dernier. Je savais qu'il y avait eu un coup d’Etat en mars, mais la zone de Paoua – où est situé le projet MSF et où je devais me rendre – était calme, épargnée par les évènements, contrairement à Bangui, la capitale, où la coalition rebelle de la Séléka faisait la chasse aux partisans de Bozizé, le président déchu. Je n’avais aucune appréhension : s'il n’y avait pas de problèmes dans les pays où nous travaillons, MSF n’y serait pas. Si un chirurgien part pour opérer des plaies par balle, il doit aller là où il y en a.

Par rapport à mes précédentes missions en RCA, les règles de sécurité décidées par MSF avaient tout de même changé : plus le droit de faire du jogging ni de rejoindre à pied l’hôpital, distant d’un kilomètre de la maison... A mon arrivée, on entendait quelques coups de feu sporadiques, la nuit, mais rien de très inquiétant. Au fil du temps, les tirs sont devenus plus fréquents mais – sans être non plus confortable – la situation n'a jamais été tendue ou stressante. Les combats n’étaient pas continus, il n’y avait pas d’armes lourdes utilisées et nous n'avons jamais eu à nous réfugier dans la « salle de sécurité », une pièce aménagée pour y accueillir et protéger les équipes en cas de danger.

En 17 jours de travail effectif au bloc, j’ai pris en charge 92 personnes dont des patients blessés par balle, mais ils ont été une minorité. J’ai aussi pratiqué des césariennes, des poses de drains thoraciques, opéré des hernies, des plaies et des calculs urinaires, réduit des fractures, effectué des greffes de peau sur des personnes brûlées, des débridements, incisé des abcès, posé et changé des pansements sous anesthésie. J’ai aussi dû amputer à la cuisse un patient atteint de la lèpre et qui était tombé dans le feu pendant une crise d’épilepsie. J’ai également donné mon avis sur d’autres pathologies comme des morsures de serpent par exemple (2 à 3 cas arrivent chaque semaine à l’hôpital de Paoua), mais aussi sur des problèmes osseux, des occlusions intestinales, des fibromes utérins… J’ai aussi envoyé par mail des avis chirurgicaux aux centres de santé environnants devenus inaccessibles du fait de l’insécurité sur les routes. C’est cette variété de pathologies rencontrées et d’activités qui fait l'intérêt professionnel d’une mission avec MSF.

Certains des blessés que nous avons reçus avaient été battus (fractures ouvertes, explosion du testicule…) d’autres présentaient des plaies par balle bénignes et d’autres cas plus graves avaient été victimes de tirs de kalachnikov. J’ai posé sept fixateurs externes pour des fractures ouvertes dues à des impacts de balles.
Une histoire m’a particulièrement marqué : un pasteur nomade Peul s’était défendu lorsqu’un soldat de la Séléka a voulu lui voler un bœuf. Le Peul a blessé le Séléka au front, au nez et à la joue. La victime s’est protégée en mettant ses avant bras sur sa tête. Bilan : tous ses muscles de l’avant bras droit ont été sectionnés ; pareil à gauche, avec en plus une section des os. J’ai posé un fixateur externe à gauche et réparé les tendons à droite. Le chirurgien qui me suivra à Paoua verra s’il peut améliorer la fonctionnalité du bras gauche. MSF a pris en charge tous ces blessés, civils comme combattants quel que soit leur camp. Dans ce désert médical qu’est la zone de Paoua, nous avons soigné avec humanité et compétence. Honnêtement, je me demande ce que ces patients deviendraient sans la présence de MSF ?

Tant que j’étais sur Paoua, je n’ai pas eu peur d’autant que l’ambiance au sein de l’équipe était excellente tant à la maison qu’à l’hôpital. En fin de mission, alors que je rejoignais Bangui, la capitale, un appel radio a demandé au chauffeur de ne pas emprunter le chemin habituel pour rejoindre le bureau MSF. Nous sommes arrivés sur une grande avenue et là nous sommes tombés sur une véritable marée humaine. Les gens fuyaient leur quartier en courant, pliés en deux. Les tirs étaient très proches du bureau. Nous avons regagné la maison, distante de 300 mètres, en convoi de voitures. Les coups de feu étaient incessants, dans la rue, juste derrière les murs de la maison. Nous nous sommes réfugiés dans le couloir, nous étions assis par terre, sans lumière. Le numéro de téléphone pour joindre l’Ambassade de France ne fonctionnait plus. Les militaires français, habituellement chargés de sécuriser l’aéroport, ont patrouillé dans le quartier. Vers une heure du matin, le calme est revenu. Les gardiens centrafricains travaillant pour MSF étaient inquiets eux aussi, d’autant que leurs familles étaient à l’extérieur, quelque part dans la ville.

Si sur le coup j’ai eu peur, avec le recul je suis heureux d’avoir effectué cette mission. C’était riche, professionnellement parlant. Humainement aussi, MSF nous apprend à surmonter ce genre de situation tendue, stressante. Tout le monde est resté digne… »

Jacques, chirurgien MSF

Jacques, chirurgien

 

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