Pretoria : chronique d'un mauvais procès

Un an après le procès de Pretoria qui avait donné la priorité à la vie par rapport aux profits le gouvernement sud africain change sa politique sur le sida.
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Un an après le procès de Pretoria, qui avait donné la priorité à la vie par rapport aux profits, le gouvernement sud africain change sa politique sur le sida.

Le 19 avril 2001, les 39 entreprises pharmaceutiques ont retiré leur plainte contre le gouvernement sud-africain, sans que celui-ci ait transigé sur la loi incriminée. Avec ce procès, la question du traitement des malades, Sud africains et de tous ceux des pays pauvres, va enfin pouvoir être abordée, pour le sida et pour toutes les pathologies contre lesquels les traitements sont trop chers.

Annick Hamel, coordinatrice de la Campagne pour l'accès aux médicaments essentiels à Paris, retrace la chronique de ce "mauvais procès" : entre l'implication de la société civile sud-africaine et l'importante mobilisation internationale, la priorité donné à la vie et non aux profits, il y a désormais un avant et un après Pretoria.

La raison du droit

Lorsque, le 5 mars 2001, s'ouvre le procès devant la Haute Cour de Justice de Pretoria, les 39 compagnies pharmaceutiques sont sûres de leur bon droit. La loi sud africaine de 1997 sur le médicament donne au ministre de la Santé de larges prérogatives pour recourir à des importations parallèles, des licences obligatoires et une substitution par les génériques.

Or cette loi, selon les compagnies pharmaceutiques, porte atteinte aux droits d'exclusivité conférés à leurs médicaments grâce aux brevets. Le droit des brevets doit donc l'emporter et la loi, dont l'application est bloquée depuis le dépôt de la plainte en 1998, doit être modifiée.

D'ailleurs, à la fin des années 1990, l'opposition au gouvernement sud africain, le gouvernement américain et la Commission Européenne, entre autres, ont pris position pour le respect du droit de propriété intellectuelle et ont exercé des pressions sur le gouvernement sud africain afin qu'il modifie sa loi.

Des malades partie civile

Mais des organisations non gouvernementales sud africaines, dont TAC (Treatment Action Campaign), se sont mobilisées contre cette plainte et ont attiré l'attention sur le coût humain du non-accès, pour les malades, à des médicaments vitaux : 400 000 morts du sida depuis que la loi de 1997 est bloquée par les laboratoires.

TAC réclame donc, au nom des malades, le droit d'être amicus curiae (« amie de la Cour ») dans le procès. Le 5 mars, le procès s'ouvre sur l'étude de la requête de TAC que la Haute Cour accepte. Les malades sont donc partie civile dans ce procès. C'est la nature même du procès que la Haute Cour a ainsi modifiée. La bataille ne va plus reposer sur les seuls arguments juridiques : la loi de 1997 est-elle ou non conforme aux engagements internationaux de l'Afrique du Sud sur la propriété intellectuelle ? Les données humaines vont désormais être prises en compte : le droit des brevets peut-il prévaloir sur le traitement des malades ?

TAC demande alors aux compagnies pharmaceutiques de justifier le prix de leurs médicaments. Les compagnies pharmaceutiques estiment avoir besoin de 3 mois pour préparer leur défense et leur argumentation sur le prix de leurs médicaments. Le juge leur accorde 6 semaines. Report du procès jusqu'au 18 avril.

Une mobilisation générale

Le délai de 6 semaines va être mis à profit. A MSF, nous décidons :

  • de demander aux laboratoires de retirer leur plainte,
  • de demander aux pouvoirs publics européens de se prononcer sur une question qui interroge le politique,
  • de nous appuyer sur la sensibilité des médias et de l'opinion en lançant une pétition internationale via internet et par voie de presse.


Dans cette même période, un rendez-vous est pris à Paris avec les Directeurs d'Aventis Pharma, compagnie pharmaceutique française plaignante dans le procès, qui nous expose synthétiquement la logique des grands laboratoires : le respect des brevets est une question de principe ; ils ne transigeront pas. Ils sont très déçus qu'une organisation « sérieuse comme MSF » participe, à travers la pétition qu'elle a lancée, à la « diabolisation » de l'industrie pharmaceutique.

Pour Aventis, la pression s'exerce bientôt aussi en interne. Le syndicat Sud Chimie adopte une motion demandant à leur employeur de retirer sa plainte en Afrique du sud. Aventis développe par un courrier adressé à ses salariés ses positions : l'action d'Aventis dans les pays en voie de développement, la légitimité de ses positions dans le procès en Afrique du sud, la faible part du coût du médicament comme cause de son indisponibilité et la politique de santé menée par le gouvernement sud africain. Des clubs d'investisseurs « éthiques » commencent cependant aussi à menacer d'utiliser leur droit de vote dans les Assemblées Générales d'actionnaires pour interpeller les laboratoires.

Une pétition en ligne

Tout le réseau MSF est mis à contribution pour faire circuler une pétition demandant aux 39 laboratoires de retirer leur plainte. Il participera très activement pour certaines sections et certains terrains (Madagascar, Malawi, Soudan). Rapidement, suivant les lois du marketing viral, la pétition a sa propre dynamique : forums de discussions sur internet, signatures dans des pays où MSF n'est pas présent, comme le Sénégal, où des associations nous font parvenir plus de 700 signatures. Certains reçoivent même un e-mail du bout du monde leur demandant de signer cette pétition de Médecins Du Monde ! Au total, près de 300 000 signatures sont recueillies en cinq semaines et envoyées à chacun des laboratoires plaignants la veille de la reprise du procès.

La mobilisation médiatique

Comme elle l'avait fait en mars, la presse relaie la reprise du procès de Pretoria et participe très activement à la mobilisation : de nombreux articles et émissions paraissent, émaillés de commentaires défavorables à l'industrie pharmaceutique, reprenant la pétition etc. Même la presse financière dénonce la logique des laboratoires. Côté pouvoirs publics, l'industrie pharmaceutique perd les soutiens politiques escomptés.

Le gouvernement allemand ouvre la danse, assurant le gouvernement sud africain de son soutien.
D'autres suivent : Hollande, Belgique, Danemark, Parlement européen. En France, pourtant, la lettre ouverte adressée par MSF au Président, au Premier Ministre, au Ministre de la Santé et à celui du Commerce (NDLR : lettre publiée dans Le Monde) resteront sans réponse.

La reprise du procès le 18 avril se fait donc dans un climat défavorable pour l'industrie pharmaceutique. La veille, devant les caméras, MSF remet à la présidente de la PMA (Pharmaceutical Manufacturer Association), les 250 000 premières signatures de la pétition.

La reprise du procès

Le 18 avril à 10 heures, le procès reprend. Mais l'audience est immédiatement suspendue. Elle doit reprendre à 14 heures. A 14 heures, nouvelle suspension jusqu'au lendemain 10 heures. Il est alors clair que la cohésion des 39 laboratoires se fissure : cinq d'entre eux, parmi les plus importants, décident de faire cavalier seul et prennent leurs propres avocats. On apprend que ces cinq laboratoires veulent retirer leur plainte et demandent à leurs confrères d'en faire autant.

Le 18 avril à 16 heures, 37 des 39 laboratoires ont déjà signalé par écrit au juge leur souhait de retirer leur plainte. On sait également que le gouvernement sud africain n'a fait aucune concession sur la loi de 1997.

Un seul point reste en discussion : qui paiera les frais de ces trois années de procédure ? Le 19 avril à 10 heures, la bonne nouvelle est confirmée. La plainte est retirée, la loi sud africaine n'est pas modifiée et les frais de justice seront payés par l'industrie pharmaceutique.

Un mauvais procès

Le gouvernement sud africain a gagné contre les géants de l'industrie pharmaceutique. L'argument humain l'a emporté sur l'argument juridique. La santé l'a emporté sur la propriété intellectuelle.
L'industrie pharmaceutique a reculé devant deux éléments majeurs. D'une part, la perception négative de l'opinion, de la presse et de politiques qui ont ruiné son image. D'autre part, une position « légaliste » devenue intenable dès lors que des malades allaient faire entendre leur voix devant la justice et faire valoir que cette procédure menaçait leur survie.
Elle a aussi probablement reculé pour n'avoir pas à rendre de comptes sur la manière dont elle établit le prix de ses médicaments.

Pourtant cette victoire n'a, au fond, rien de bien anormal : dans sa loi, l'Afrique du sud ne fait qu'interpréter et utiliser les clauses de sauvegarde prévues par l'accord ADPIC pour la santé publique. Il n'est donc pas extraordinaire, que la protection prévue dans les accords soit mise en oeuvre.

Cette victoire est surtout une excellente nouvelle pour les malades. A commencer par les malades sud africains qui, si leur gouvernement met en pratique sa législation, pourront disposer de médicaments moins chers.
Mais aussi pour tous les malades des pays aux ressources limitées si, à l'instar de l'Afrique du Sud, leurs dirigeants politiques adoptent et appliquent des législations visant à faciliter l'accès à des médicaments moins chers. Aujourd'hui ces pays ne devraient plus avoir à craindre de procédure judiciaire de la part des laboratoires.

L'obstacle financier enfin levé, l'espoir que les malades puissent enfin être soignés renaît. Pour que les médicaments, mais aussi les soins, deviennent une réalité, encore faut-il que tous les acteurs de la santé assument leurs responsabilités : gouvernements, bailleurs de fonds, organisations internationales mais aussi professionnels de santé.

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