Tribune de Michel-Olivier Lacharité et Michaël Neuman : "Risques et périls de la présence de MSF en Somalie"

L'action que mène Médecins sans frontières pour résoudre la crise humanitaire en Somalie est plus que jamais nécessaire, mais relève de plus en plus de la gageure, estiment des responsables de l'ONG.

Un an après une des «pires famines» qu'ait connu la Somalie, l’attention de la communauté internationale s’est tournée vers d’autres contextes.

Pourtant, la situation alimentaire et nutritionnelle s’améliore mais demeure très précaire. Plus de 2 millions de personnes seraient confrontées à une situation d’insécurité alimentaire aiguë, et un enfant sur cinq serait atteint de malnutrition aiguë, selon le FNSAU (l'organisme des Nations Unies chargé de surveiller la situation alimentaire et nutritionnelle en Somalie).

Depuis le début de l’année, 60.000 personnes auraient quitté la Somalie, du fait de l’insécurité et des difficultés d’accès à l’eau et à la nourriture.

Elles s’ajoutent au million de Somaliens déjà réfugiés dans les pays environnants (en premier lieu au Kenya, en Ethiopie et au Yémen), tandis qu’un autre million de personnes seraient déplacées à l’intérieur du pays.

Pour les organisations de secours telles que Médecins sans frontières, apporter une aide à ces populations en détresse ressemble cependant à une gageure: dans le centre et le sud du pays, on peut distinguer au moins trois types de contexte, chacun posant d’importantes contraintes aux travailleurs humanitaires.

Accalmie mais stabilité relative

Mogadiscio, au prix d’un déploiement militaire massif, est une ville aujourd’hui pacifiée ou du moins épargnée par les combats de grande ampleur.

La capitale connaît une période de relative stabilité qu’elle n’avait pas connue depuis 2006, lorsque les Tribunaux islamiques en avaient pris le contrôle.

Aujourd’hui, des restaurants ont rouvert, les commerçants étrangers reprennent leurs activités, tandis que les échafaudages témoignent des investissements économiques de la diaspora.

Mais la ville n’est pas sécurisée pour autant: les attaques à la bombe et les assassinats ciblés restent fréquents, les affrontements entre milices se poursuivent dans certains quartiers, tandis que les militants al Shabaab intensifient leurs attaques contre les forces pro-gouvernementales.

De plus, les conditions de vie de la plupart des habitants restent désastreuses, en particulier celles des quelque 300.000 à 400.000 déplacés, pour la plupart arrivés lors de la famine de 2011.

Beaucoup d’entre eux vivent toujours sous des abris de fortune, simple bâches en plastique soutenues par des morceaux de bois, au milieu des gravats. Certains doivent se déplacer à plusieurs reprises, les terrains les hébergeant étant destinés à de nouvelles constructions.

L’accès à l’eau potable est insuffisant mais surtout irrégulier: il n’est pas rare de voir les robinets installés dans les camps rester à sec pendant plusieurs semaines. Les quelques hôpitaux de la capitale peinent à faire face au nombre important de patients, venant de tout le pays.

Pour sa part, l’hôpital de Daynile, soutenu par MSF, a rouvert en septembre après six mois d’inactivité: le personnel avait dû en être évacué lors des combats qui ont fait rage dans le district en avril 2012.

La sécurité des populations encore plus précaire

Les principales villes du pays ont été «libérées» de l’administration al Shabaab par les militaires de la mission de l’Union africaine en Somalie (Amisom), de l’Ethiopie et du gouvernement fédéral de Transition au cours de l’année écoulée.

Aujourd’hui, la sécurité de la population y est sans doute plus précaire qu’il y a un an. Les assassinats, les attaques, les vols, le racket, l’intimidation y sont monnaie courante. L’accès aux structures de soins demeure compliqué: la nuit, rares sont les patients qui bravent l’insécurité pour se rendre dans les hôpitaux.

Enfin, dans les zones rurales, l’autorité des combattants islamistes demeure importante. Or ceux-ci sont souvent opposés à la présence d’acteurs de secours étrangers. Après des vagues successives d’interdictions et d’expulsions, seules quelques organisations humanitaires, dont Médecins sans frontières, peuvent à l’heure actuelle poursuivre tant bien que mal des activités dans ces zones.

Travailler en Somalie signifie d’abord accepter de travailler dans des conditions dangereuses et requiert de mesurer et d’assumer les risques liés à la mission, à titre individuel avant tout.

Les incidents peuvent intervenir pour divers motifs liés à la captation des ressources - commerce des médicaments, lutte pour l’accès à l’emploi, entre autres - auxquels s’ajoute l’éventualité de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment.

Rappelons que deux employées de MSF sont toujours détenues en territoire somalien plus d’un an après leur enlèvement dans le camp de Dadaab, au Kenya. En décembre 2011, deux membres de l’équipe MSF à Mogadiscio, Philippe Havet et Andrias Karel Keihulu, succombaient aux tirs portés contre eux par un employé somalien de l’organisation.

Face aux risques encourus par notre personnel, nous sommes contraints de limiter l’ampleur de nos projets et le nombre d’employés internationaux, particulièrement exposés aux enlèvements. Ceci signifie parfois accepter un moindre contrôle sur nos activités, ou transiger avec une certaine idée de la qualité médicale.

Des partenariats difficiles à établir

Par ailleurs, nous avons choisi de limiter nos activités, en priorisant les urgences médicales et nutritionnelles, jusqu'à la libération de nos collègues détenues dans le pays. MSF se concentre aujourd’hui sur le soutien aux hôpitaux et aux centres chirurgicaux, ce qui permet également de réduire les mouvements des équipes.

En outre, l’organisation a recours à des gardes armés pour dissuader d’éventuelles tentatives d’attaque ou de kidnapping. Ceci n’est pas sans risques: notamment la possibilité de causer la perte de vies humaines en cas d’échanges de tirs.

L’insécurité n’est pas la seule contrainte: la difficulté à identifier des partenaires fiables avec qui créer des alliances et négocier un espace de travail, la faiblesse et la désorganisation des infrastructures médicales, le petit nombre de personnel médical qualifié, l’appréhension incomplète des besoins médicaux représentent autant d’obstacles pour les acteurs de l’aide.

Enfin, s’il est essentiel que les moyens matériels et financiers de l’organisation soient utilisés au bénéfice des patients, il faut être conscients que l’aide humanitaire peut être une source de pouvoir pour les acteurs locaux et que détournements, taxations diverses et tentatives de rackets font partie des pratiques.

Loin des généralisations et des clichés, ce sont ces questions qui définissent les limites à l’action - que nous estimons possible et utile - de Médecins sans frontières en Somalie, le prix à payer pour leur accomplissement.

Il ne s’agit pas tant de les déplorer que de les accepter et d’apprendre à composer avec elles.
 

Michel-Olivier Lacharité et Michaël Neuman sont respectivement responsable de programmes à MSF et directeur d’études au CRASH/Fondation MSF

Cette tribune est parue sur le site Slate Afrique le 20 décembre 2012

À lire aussi