Politique et Humanitaire : les liaisons dangereuses

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L'opposition sur la question du Darfour, entre les acteurs politiques et les organisations humanitaires qui déploient des secours importants sur le terrain depuis plusieurs années, illustre clairement la nette différence tant au niveau de l'analyse de la situation que des moyens mis en œuvre et des objectifs poursuivis. Si chaque contexte est particulier, les acteurs humanitaires défendent une fois de plus le principe de l'indépendance de leur action, indispensable pour assumer leur rôle : déployer des secours de façon pertinente et impartiale, par des moyens pacifiques. C'est une responsabilité bien différente de celle des acteurs politiques, qu'il s'agisse d'Etats, d'institutions internationales ou d'associations, qui ont pour tâche de définir et mettre en œuvre des solutions politiques. Alors que les acteurs politiques utilisent l'argument humanitaire ou l'aide humanitaire pour légitimer des propositions politiques ou à l'inverse masquer leur absence, l'expérience montre que les résultats, en termes de protection des populations vulnérables, peuvent être très négatifs.

L'humanitaire est-il politique ? « En opposition au pouvoir mais non lancée à sa conquête - puisqu'elle refuse d'être associée aux logiques qui partagent l'humanité entre ceux qui peuvent vivre et ceux qui doivent mourir -, l'action humanitaire est subversive par nécessité car les partisans de l'ordre établi acceptent rarement la solidarité en faveur de ceux dont ils décrètent ou tolèrent l'élimination », écrivait Jean-Hervé Bradol (cf « A l'ombre des guerres justes », paru en 2003). Les acteurs humanitaires ont bien une responsabilité sociale et politique, celle d'alerter sur des situations de crises et de confronter les autorités politiques à leurs responsabilités vis-à-vis des populations les plus vulnérables. Mais cette interpellation n'en fait pas des acteurs politiques, prescripteurs de telle ou telle solution. L'action humanitaire est une fin en soi. Son objectif est de porter des secours de qualité à des populations en situation de crises, avec des moyens pacifiques, quelque soit l'agenda politique des Etats. L'indépendance vis-à-vis de tous pouvoirs, partis politiques, forces armées, est la condition même d'une action impartiale (cf « Humanitaire et Politique, attention à la confusion », 2007). Les interventions des équipes de MSF sont décidées en fonction de l'évaluation des besoins et de la capacité d'agir en restant indépendant et impartial. Elles sont financées à 99% par des ressources privées. Cette indépendance de fait manque de visibilité alors que l'humanitaire est régulièrement utilisé par des acteurs politiques à des fins politiques. Le discours international diffuse la représentation enchantée d'un monde dans lequel les grandes puissances et les Nations unies défendent des valeurs éthiques et humanitaires partout dans le monde et nombre d'interventions armées sont menées au nom des droits de l'Homme. Les acteurs humanitaires peuvent participer à cette confusion, qu'il s'agisse d'appels à des interventions armées au nom des victimes civiles ou de choix opérationnels, quand l'aide, financée par les institutions internationales ou les principaux bailleurs de fonds, arrive en masse en fonction des choix politiques.

Les choix politiques ne peuvent-ils être humanitaires ? « N'allons surtout pas imaginer que l'humanitaire inspire les politiques internationales », déclarait Rony Brauman dès 1993 (cf Humanitarisme et bonne conscience). L'argument humanitaire a été utilisé, dans les années 90, pour justifier l'intervention internationale au Kurdistan irakien, en Somalie, en Bosnie, au Rwanda, au Kosovo et « l'ensemble de ces expériences a montré à quel point les considérations humanitaires avaient permis de justifier le déploiement des forces armées, sans que pour autant les objectifs et les moyens de ces forces soient clairement assignés à la protection des populations », relevait Françoise Bouchet-Saulnier, responsable juridique à MSF, en 2000 (cf « L'action humanitaire en droit de la guerre et maintien de la paix »). Quelques soient les résultats, les objectifs ne sont pas les mêmes.
L'humanitaire serait plutôt utilisé par le pouvoir comme le prolongement de la politique par d'autres moyens, comme l'était la guerre selon la définition de Clausewitz. L'action humanitaire a alors pour fonction, selon les impératifs politiques, de justifier l'intervention armée par le déploiement de secours humanitaires ou de pallier la non-intervention en prétendant malgré tout venir en aide aux populations dans des situations de crise. « S'il est juste de dire que l'humanitaire, en tant qu'acteur tiers à un conflit, n'a pas d'ennemi, l'expérience de MSF montre bien que nous avons des adversaires. Ceux-ci ont en commun d'imposer une vision politique dans laquelle le droit et les principes humanitaires sont considérés au mieux comme des moyens, qui peuvent être mis à l'écart s'ils ne servent plus les fins - valeurs et idéaux - dont cette vision politique est porteuse », analyse Xavier Crombé dans le cahier « L'action humanitaire en situation d'occupation » du Centre de Réflexion et d'Analyse sur l'Action Humanitaire.

L'intervention politique et militaire des grandes puissances ou de coalitions internationales et l'action humanitaire indépendante sont deux activités nécessaires, qui, pour être utiles, supposent de se déployer de manière indépendante, déclaraient Philippe Biberson et Rony Brauman dans une tribune écrite à l'occasion du Prix Nobel de la paix (cf « Le droit d'ingérence est un slogan trompeur », en 1999). Participer à la confusion est non seulement erroné mais aussi, et surtout, dangereux pour les acteurs humanitaires qui s'efforcent d'apporter de l'aide, médicale ou autre, aux populations dans des situations de conflit.

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