Un mauvais procès, une menace pour les malades des pays pauvres

Une victoire majeure pour l'accès aux médicaments abordables pour les malades des pays en développement.
© Sheila Shettle /MSF

En 2001, 39 laboratoires pharmaceutiques attaquaient en justice la loi sud-africaine destinée à diminuer le prix des médicaments. Cinq ans plus tard, Novartis récidive et s'en prend cette fois à la législation indienne sur les brevets.

Si Novartis gagne, il pourrait obtenir un brevet pour son produit Glivec, un anticancéreux. Mais surtout de nombreux autres médicaments essentiels, notamment pour les malades du sida, pourraient être brevetés. La production de copies génériques moins chères que les médicaments de marque serait alors limitée et l'accès des patients des pays pauvres à ces médicaments mis en danger. Questions et réponses sur un mauvais procès.

Pourquoi des millions de personnes dépendent-elles des médicaments à prix abordables produits en Inde ?

Les médicaments produits en Inde sont parmi les moins chers au monde. Ceci est dû au fait que, jusqu'à janvier 2005, l'Inde n'accordait pas de brevets sur les médicaments. L'Inde est l'un des rares pays en développement à disposer d'une capacité de production qui lui permet de fabriquer des médicaments essentiels. En produisant des versions génériques moins chères de médicaments sous brevets dans d'autres pays, l'Inde est devenue une source clé pour la production de médicaments essentiels à prix abordable, comme par exemple pour les antirétroviraux permettant de traiter le VIH/sida. Les médicaments produits en Inde sont utilisés pour le marché domestique et sont aussi importés par de nombreux pays en développement qui dépendent de l'Inde pour leur approvisionnement en médicaments, notamment pour les programmes nationaux de traitement du sida. Plus de 50% des médicaments utilisés dans les pays en développement pour traiter les malades du VIH/sida proviennent d'Inde. Ces médicaments sont également utilisés pour soigner 80% des 80.000 patients malades du sida suivis dans les programmes MSF de traitement du sida.

Quel rapport existe-t-il entre les brevets et les médicaments à prix abordable ?

Les brevets garantissent un monopole local pendant un certain temps aux compagnies qui les détiennent. Cela signifie qu'une compagnie qui détient un brevet dans un pays peut empêcher d'autres fabricants de produire ou de commercialiser ce médicament dans ce pays pendant toute la durée du brevet qui, selon les règles de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), est de 20 ans minimum. Cela donne ainsi la possibilité aux compagnies de vendre leurs médicaments à un prix élevé dans tous les pays où elles détiennent des brevets, puisqu'il n'y a, localement, aucun autre concurrent. La compétition entre les producteurs est un des moyens éprouvés pour faire diminuer les prix. C'est l'arrivée sur le marché de versions génériques de médicaments contre le sida qui a permis de diminuer le coût des trithérapies, passant de 10.000 $ par patients et par an en 2000 à 130$ par patient et par an aujourd'hui. En l'absence de brevet, de nombreux producteurs se disputent les parts de marché, ce qui pousse à la baisse les prix. De plus, disposer de plusieurs sources de production aide à accroître la disponibilité des médicaments. Enfin, c'est l'absence de brevet en Inde qui a permis le développement de trithérapies combinées en un seul comprimé et de formulations pédiatriques pour les malades du sida.

Pourquoi l'Inde accorde-t-elle désormais des brevets sur les médicaments ?

En tant que membre de l'OMC, l'Inde a dû se mettre en application avec les règles du commerce édictées par l'OMC. Une de ces règles est l'accord Adpic (accords internationaux sur la protection des droits intellectuels, Trips en anglais) qui oblige les pays membres de l'OMC à accorder de brevets pour les produits technologiques, incluant les médicaments. Pour être conforme avec cette obligation internationale, l'Inde a changé sa loi sur les brevets en 2005 et a commencé à accorder des brevets sur les médicaments. Par conséquent, si un brevet est accordé pour un médicament, l'Inde ne peut plus en produire de version générique moins chère, ce qui aura un impact non seulement sur le marché indien mais aussi sur tous les pays qui importent des génériques indiens. Pour le moment, seul un petit nombre de médicaments ont été brevetés en Inde - Roche a obtenu le premier brevet accordé en Inde en mars 2006 pour un traitement de l'hépatite C - , mais le nombre risque d'augmenter à terme : en ce moment, près de 10.000 demandes de brevet sont en attente d'examen en Inde. Si l'Inde commence à accorder des brevets de la même manière que les pays développés - dans lesquels les médicaments sont couramment protégés par des brevets qui en couvrent la moindre modification - cela signifiera la fin des médicaments à coût abordable dans les pays en développement.

Pourquoi Novartis intente-t-il une action en justice contre l'Inde ?

Novartis avait déposé un brevet en Inde pour un médicament contre le cancer, l'imatinib mesylate, que le laboratoire commercialise sous le nom de Glivec (Gleevec aux Etats-Unis), dans de nombreux pays. L'Inde a rejeté cette demande de brevet en janvier 2006, arguant que ce médicament était une nouvelle formulation d'un médicament déjà existant et n'était donc pas brevetable en Inde. Dans d'autres pays où Novartis a obtenu un brevet, le Glivec est vendu à 2.600$ par patient et par mois. En Inde, la version générique du Glivec est disponible à moins de 200$ par patient et par mois. Novartis tente aujourd'hui de faire renverser cette décision, afin de vendre ce médicament au même prix en Inde que dans les autres pays. Novartis essaie également de contester la loi indienne sur le brevet, afin d'obtenir que les brevets puissent être accordés en Inde aussi facilement que dans d'autres pays.

Comment l'Inde peut-elle rejeter une demande de brevet qui est accordé dans d'autres pays?

Il n'existe pas de brevet international ou global. Les demandes de brevets sont examinées par des bureaux dans chaque pays, et chaque bureau décide si un médicament peut ou pas être breveté, en fonction des réglementations locales. Heureusement, l'Inde a rédigé sa loi de manière à ce que le nombre de brevets accordés reste au strict minimum. Ceci a été décidé dans le souci de récompenser l'innovation, ce qui correspond en fait à ce que devrait être un brevet. La loi indienne indique que les brevets doivent uniquement être accordés sur des médicaments qui sont réellement nouveaux ou innovants. Les compagnies ne peuvent donc obtenir de brevets pour des médicaments qui ne sont pas réellement nouveaux, comme les combinaisons de molécules ou les améliorations de médicaments existants déjà. Cette clause de la loi indienne visait à empêcher une pratique courante des compagnies pharmaceutiques qui tentent d'obtenir des brevets pour des améliorations de médicaments existants déjà, afin d'étendre leur monopole sur ces médicaments le plus longtemps possible. Novartis conteste cette clause, en disant qu'elle constitue une violation des règles de l'OMC.

Est-ce que l'Inde a le droit d'avoir une loi spécifique sur les brevets ?

En 2001, tous les pays membres de l'OMC ont signé la déclaration de Doha, qui indique que les accords Adpic « peuvent et doivent être interprétés et appliqués de manière à respecter le droit de protéger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l'accès aux médicaments pour tous ». Cette même déclaration accorde aux pays la possibilité de prendre des mesures pour protéger la santé publique. La loi indienne sur les brevets est basée sur cette déclaration. L'Inde a choisi de rédiger une loi sur les brevets qui contient une sauvegarde clé en matière de santé publique, à savoir que seuls les médicaments nouveaux ou réellement innovants pourront se voir accorder un brevet.

Les brevets ne permettent-ils pas aux compagnies pharmaceutiques de stimuler l'innovation pour la mise au point de nouveaux médicaments ?

Un nombre croissant d'études montre que quand, sur les 15 dernières années, la protection par les brevets a augmenté, le taux d'innovation sur la même période a diminué, avec une augmentation des «me-too drugs» qui présentent pas, ou très peu, d'innovation thérapeutique. Une étude publiée en avril 2005 par la revue Prescrire a conclut que 68% des 3.098 nouveaux produits approuvés en France entre 1981 et 2004 n'apportaient aucune amélioration par rapport aux médicaments déjà existants . De la même manière, le « British Medical Journal » a publié une étude indiquant que 5% à peine de tous les médicaments nouvellement brevetés au Canada constituaient une innovation . Enfin, l'analyse de plus d'un millier de nouveaux médicaments approuvés par le Food and Drug Administration américain entre 1989 et 2000 a révélé que plus de trois quart d'entre eux ne représentait aucun bénéfice thérapeutique par rapport aux médicaments existants.

Que se passe-t-il si Novartis remporte ce procès ?

Si Novartis a gain de cause et réussit à modifier la loi indienne afin de la rendre semblable à celle existant dans les pays riches, des brevets pourraient être accordés de manière aussi large que dans les pays riches. Cela signifie que moins de versions génériques de nouveaux médicaments ? voir plus du tout ? pourront être produites par les fabricants indiens pendant toute la durée des brevets, soit au moins pendant 20 ans. L'Inde ne pourra donc plus approvisionner les pays en développement avec des médicaments essentiels peu coûteux.

L'exemple des médicaments contre le VIH/sida en est une excellente illustration. Même si les plus anciens médicaments pour traiter le VIH/sida sont devenu financièrement abordables grâce à la compétition générée par les médicaments génériques, la disponibilité de nouveaux médicaments et de médicaments améliorés devient cruciale. Car les malades commencent à développer des résistances après avoir pris les premières combinaisons de médicaments pendant un certain temps, et ils ont donc besoin de passer à des traitements de seconde ligne. Des données d'un des projets MSF à Khayelitsha, en Afrique du sud, indique le besoin croissant de nouveaux médicaments : 17,4% des malades sous traitement depuis 5 ans ont dû passer à une autre combinaison de médicaments. Mais ces traitements sont seulement disponibles auprès des compagnies détentrices de brevets, qui vendent leurs médicaments chers et sont peu disponibles. Car les fabricants indiens étaient réticents à se lancer dans la production de versions génériques, par peur de voir accorder des brevets sur ces médicaments en Inde. En conséquence, ces nouveaux médicaments contre le sida peuvent être 50 fois plus cher que les anciens médicaments.

Dossier spécial Novartis

Consultez notre dossier spécial pour en savoir plus sur les tentatives de Novartis de s'attaquer aux brevets indiens.

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