Jessica Pourraz, responsable projets MSF à Gaza

« C'était mon premier week-end en dehors de Gaza depuis le début de ma mission, fin octobre. J'étais à Jérusalem, pour les fêtes de fin d'année.

On savait qu'il y avait une détérioration des relations avec Israël, le cessez-le-feu n'avait pas été renouvelé. Mais, tant que les élections n'avaient pas eu lieu en Cisjordanie, on ne pensait pas que quelque chose se passerait à Gaza.

Personne ne s' y attendait, tout semblait normal, il n' y avait aucun signe, aucune présence militaire accrue sur la frontière... Quelques minutes avant le début des bombardements, on a entendu les F16 passer au dessus de Jérusalem.

Puis Abou Abed m'a téléphoné, il était paniqué. On pensait que ça ne durerait que quelques heures, une grande partie de l' équipe était au bureau, leurs enfants à l'école. Et ça ne s' est pas arrêté.

Les premières images, à la télévision, étaient inquiétantes. J'ai téléphoné à l'armée israélienne pour leur redonner toutes nos coordonnées GPS : bureau, maisons, cliniques... Ils m' ont assuré qu'il n' y aurait pas de problème. Nous avons établi un quartier général chez le chef de mission, à Jérusalem.

De là, grâce à l'équipe palestinienne sur place, on a organisé les premières distributions de matériel et de médicaments dans tous les hôpitaux de la bande de Gaza. J' ai essayé de contacter l'ensemble de nos collègues palestiniens ainsi que les autres ONG. Le CICR ne pouvait pas bouger.

 

Le deuxième jour, nous avons réfléchi à un ajustement de nos activités régulières. Nous pensions ré-ouvrir nos cliniques, avec du personnel qui serait volontaire, mais on a vite senti quand sans présence expatriée, sans notre appui, sans garantie de sécurité, sans notre soutien opérationnel cela serait faisable, mais difficile pour l'équipe palestinienne. Eux devaient aussi s'inquiéter et s'occuper de leurs familles.

Le 30 décembre, nous avons obtenu l'autorisation des autorités israéliennes d' entrer dans Gaza, mais ça restait encore  trop dangereux. Le 31, la météo était mauvaise, il y avait moins de bombardements. En quelques minutes, nous avons pris la décision d'y aller. Cécile, la coordinatrice médicale, Colin, l'infirmier, et moi avons fait nos sacs et sommes partis. C' était maintenant ou jamais.

Au check-point d' entrée de Erez, les Israéliens nous ont demandé si nous étions sûrs de ce que l'on faisait. Nous étions stressés. Nous sommes passés à pied, avec le drapeau MSF. La voiture nous attendait côté Gaza. Les rues étaient désertes, on entendait des explosions, des tirs. On a vu les premières destructions.

Nos cliniques étaient vides, les gens restaient enfermés chez eux, alors nous avons décidé de fermer la clinique de Beit Lahia, au nord, et celle de Khan Younis, au sud, et de ne garder ouverte que celle de Gaza ville. Même si nous ne pouvions plus aller dans le nord, nous continuions néanmoins - en fonction des besoins et des manques - à faire des donations aux structures de santé : des gants stériles, des poches de fluides, des pansements, des médicaments spécifiques...

Des kits de premiers secours ont aussi été distribués à notre personnel médical pour qu' il puisse assurer des soins à proximité de chez eux, dans leur voisinage. Nous étions parmi les rares expatriés sur place et très sollicités par les médias. On se sentait utiles, nous pouvions témoigner de ce qui se passait.

Même si MSF n'a pas pu faire beaucoup pendant la guerre, il était important qu'on soit là. On a apporté notre pierre à l'édifice, on a fait tout ce qu'on pouvait.

Rapidement, le bande de Gaza a été coupée en deux, puis en trois. Nous ne pouvions plus voir notre personnel qui vivait dans le sud. Tous les jours, nous nous rendions à l'hôpital Al-Shifa pour évaluer la situation. Des ambulances arrivaient toutes les 30 secondes, les urgences étaient débordées, les blessés étaient dans un état très grave, les patients allongés par terre, dans les couloirs. Hurlements, cris de douleur, de désespoir, de deuil... Les gens craquaient, la tension était extrême.

Le personnel du ministère de la Santé s' en sortait bien, la force de l'habitude malheureusement. Le « rendement » était bon, il se passait environ 20 minutes entre la stabilisation d'un blessé aux urgences et son passage au bloc opératoire ou dans un autre service. Parfois, les blessés étaient même opérés dans les couloirs. Il y avait beaucoup d'amputations. Notre clinique de Gaza ville accueillait les patients déchargés de Al-Shifa et certains infirmiers MSF venaient en appui à l'unité de soins intensifs, notamment la nuit. Les donations étaient maintenues.

Au bout d'une semaine de guerre, les personnels hospitaliers étaient débordés, épuisés. Ils travaillaient 24 heures sur 24, ne pouvaient pas rentrer chez eux, ne dormaient pas. Ils nous ont demandé un soutien en chirurgie vasculaire. Les lits de soins intensifs et les blocs opératoires étaient en nombre insuffisant.

Tout de suite, nous avons eu le déclic : il fallait installer des tentes hospitalières gonflables et faire venir des équipes chirurgicales. Mais la menace d'une incursion terrestre planait, il y avait deux lignes de front à passer pour atteindre Erez, au nord et trois pour atteindre Rafah, au sud, à la frontière égyptienne.

Même les Nations Unies et le CICR se faisaient tirer dessus, alors que tous leurs mouvements étaient coordonnés avec l'armée israélienne. Nous, nous n'avions pas les coordinations (autorisations de déplacement délivrées par l'armée israélienne), pas de voitures blindées... C'était trop dangereux et difficile de faire entrer des équipes ou du matériel. C'était démoralisant, frustrant...

Les forces terrestres sont entrées dans le centre ville de Gaza en pleine nuit, trois jours avant le cessez-le-feu unilatéral. Nous étions bloqués, nous ne pouvions plus évacuer. 80 personnes se sont réfugiées au CICR, 700 aux Nations-Unies, une vingtaine à MSF. Chaque seconde, un char tirait. Le matin, le ciel était noir, la ville brûlait, les lignes électriques étaient à terre... On voyait des colonnes de voitures civiles fuir vers le nord.

Quand tu es sous les bombes et que tu ne peux rien faire, tu te demandes vraiment pourquoi tu es là. Les gens ne pouvaient pas fuir, on a tous pensé un jour ou l' autre qu' on allait mourir. Nous étions tous pris au piège, nous y compris.

Même si MSF n' a pas pu faire beaucoup pendant la guerre, il était important qu' on soit là, pour la population, pour le personnel hospitalier. On a apporté notre pierre à l'édifice, je n'ai aucun regret, on a fait tout ce qu' on pouvait, on n' aurait pas pu faire plus sans se mettre en danger. On s'en est bien sortis car c'était une vraie catastrophe humaine.

Même le drapeau MSF n'assurait pas notre sécurité. Les écoles de l' UNRWA ont été bombardées. Les hôpitaux, les ambulances, les ONG ont aussi été la cible de bombardements, la situation nous échappait totalement, c'était le chaos !

Nous savions qu' il fallait attendre l' investiture de Obama. Le samedi, ils ont amorcé leur retrait. Le dimanche, tout était terminé. La clinique pédiatrique a pu être ré-ouverte. Les activités de soins post-opératoires ayant augmenté de 60%, nous avons rajouté une clinique et trois équipes mobiles supplémentaires. Il y avait aussi tout le débriefing psychologique des équipes à organiser, les ressources humaines à recruter, il restait beaucoup à faire.

Les activités chirurgicales (orthopédiques et plastiques) ont été mises en place sous les tentes gonflables. Nous voulions travailler dans une structure MSF indépendante. Beaucoup de blessés avaient été évacués à l'étranger.

La chirurgie plastique a décollé en mars, au retour de ces patients : débridement de plaies, greffes de peau et de muscle, retrait des éclats d'obus, relâchement des contractures chez les brûlés. Une petite centaine de patients sont actuellement sur liste d'attente pour de la chirurgie orthopédique : retouches des moignons, retrait des fixateurs externes et internes, greffes osseuses ostéosynthèses... Chaque patient devra au moins être opéré deux fois. Pour cela, il faudra prévoir une structure d'hospitalisation et nous aurons besoin de chirurgiens pendant au moins six mois.»


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